Les Noces Rebelles
Le 23/12/2008 à 08:26Par Michèle Bori
Sam Mendes est décidément un homme plein de ressources. En quatre films et autant d'œuvres marquantes, le réalisateur a prouvé qu'il savait se renouveler sans pour autant perdre de sa capacité à plonger ses personnages (et par la même occasion le spectateur) dans des drames profondément pessimistes. Il nous avait donné une claque monumentale avec un Jarhead malade et fou furieux, voici qu'il revient avec un Revolutionary Road au classicisme troublant, qui flirte avec la thématique d'American Beauty, tout en côtoyant l'héritage classique d'un certain Tennessee Williams. Un beau film, par un grand metteur en scène.
La monotonie du quotidien est quelque chose qui semble à la fois fasciner et terroriser Sam Mendes. On se souvient qu'elle a causé les trips régressifs de Kevin Spacey, perdu dans l'enfer suburbain d'American Beauty, ainsi que les délires "Nirvanesque" de Jake Gyllenhaal, esseulé dans le désert iraquien de Jarhead, désespéré d'attendre une guerre qui jamais ne pointera le bout de son nez. Une constante dans l'œuvre du réalisateur, qui se retrouve aujourd'hui au cœur de son nouveau film, Les Noces Rebelles.
April et Franck ont tout pour être heureux. Ils sont jeunes, ils sont beaux, ils sont intelligents et ils ont la vie devant eux. Malheureusement, ces amants fougueux qui rêvaient de liberté se retrouvent peu à peu enfermés dans une routine qui les effraie. Installés dans un pavillon de banlieue où ils voient grandir leurs deux enfants, ils s'ennuient. April n'est pas la grande actrice qu'elle s'imaginait être. Franck travaille dans un bureau en ville pour subvenir aux besoins de sa famille. Pour se sortir de ce quotidien, ils envisagent de tout quitter pour partir vivre à Paris. Mais ce fantasme apparaît vite comme un obstacle pour ces deux jeunes gens des années 50...
April et Franck sont clairement des précurseurs. Deux êtres en avance sur leur temps. Dix ans après l'époque où se déroule le film (1955), leur histoire aurait été banale. La révolution culturelle hippie aurait battu son plein, et ces deux amoureux seraient partis tranquillement vers l'inconnu, sans se préoccuper des "qu'en dira-t-on ?" et de la peur d'un avenir incertain. Sauf qu'au moment des faits, les mœurs ne sont pas exactement les mêmes. Lorsqu'ils parlent à leur entourage de leur soif d'aventure, on les montre du doigt. Lorsqu'April évoque son désir de s'émanciper et la possibilité de travailler pour permettre à son mari de s'épanouir, on traite ce dernier de fainéant. Le contexte des années 50, rétrograde et puritain, constitue bel et bien ici l'un des personnages centraux du film de Mendes. Un contexte social qui étouffe les deux protagonistes principaux, les poussant peu à peu vers un déchirement que l'on imagine impossible à la vue des premiers instants de l'histoire. Les Noces Rebelles, ou la victoire de la majorité sur les originaux, les rêveurs. Un film qui montre comment un homme qui ose dire les choses telles qu'elles sont (Michael Shannon, magistral) est considéré comme fou. Un drame cinglant, où même l'amour, si souvent utilisé comme dernier recueil pour les opprimés, ne résistera pas à la pression d'une époque cynique et égoïste. Une oeuvre emplie d'une émotion brute, jamais forcée, qui parvient à faire ressentir et comprendre la douleur de ces incompris en prenant soin d'éviter les facilités lacrymales souvent inévitables (et pas évitées) dans de telles histoires.
Aux commandes du film, Sam Mendes se voit offrir la possibilité d'exprimer pleinement ce qu'il sait faire de mieux : créer des personnages et travailler avec ses acteurs. Entre les mains de cet ancien metteur en scène de théâtre - souvent cité en exemple pour son extrême habilité à emmener ses comédiens sur des terrains glissants - Leonardo DiCaprio et Kate Winslet, le couple mythique de Titanic, nous gratifient tous deux d'une prestation comme on a rarement la chance d'en découvrir. Tour à tour intimes, étrangers, repliés sur eux-mêmes, passionnés, explosifs et finalement opposés, ces deux-là crèvent l'écran par leur classe, leur beauté et leur talent. Autour d'eux, une flopée de comédiens redoutables (Kathy Bates, David Harbour, Zoe Kazhan et surtout Kathryn Hahn) qui ont la lourde tâche de personnifier à l'écran l'oppressante communauté banlieusarde et conformiste qui pose sur nos héros un regard digne de celui d'une certaine statue de commandeur. Tous sont parfaits. Chose plutôt remarquable, ils arrivent à rendre naturels des dialogues pourtant très écrits, que l'on croirait tout droit sortis d'une pièce de Tennessee Williams - lui qui arrivait si bien à dépeindre des couples torturés, des personnages marginaux, des désemparés. Une partition sans fausses notes, un tour de force qui devrait placer Kate et Léo en bonne position pour les prochains Oscars et qui confirme que Mendes est probablement avec Paul Thomas Anderson le meilleur directeur d'acteurs du moment.
Mais, tout homme de théâtre qu'il est, Mendes n'en est pas moins un fin cinématographe. En s'entourant comme à son habitude de quelques fidèles, Thomas Newman à la musique, Roger Deakins à la lumière, il nous offre une fois encore un film plastiquement sublime à l'envoûtante tonalité. Loin du style "carte postale de l'Amérique profonde" type Norman Rockwell, habituellement de rigueur dès lors qu'Hollywood aborde cette époque (les années 50) et ce lieu (la banlieue), Les Noces Rebelles arbore un esthétique complexe, totalement en phase avec le propos du film. Mendes aime d'ailleurs citer Saul Leiter et Edward Hopper en référence, soit deux artistes figuratifs ayant une certaine tendance à faire baigner leur travail dans un certain surréalisme. Il en découle une atmosphère chaudement rétro et pourtant dramatiquement froide qui donne une dimension singulière au film, à la fois naturaliste et profondément expressionniste. Il n'y a qu'à voir le jeu de couleurs durant l'hallucinante scène de bar (ou le visage de Kate Winslet passe du bleu au rouge en même temps que son esprit se retrouve traversé par des pensées funestes) pour se rendre compte de l'intelligence de Mendes à proposer une forme en totale adéquation avec le fond.
Appliqué sur sa direction artistique comme sur sa mise en scène, sa direction d'acteurs et sa narration, le réalisateur nous offre avec Les Noces Rebelles un film sombre, particulièrement dur, et à la morale cynique (dans le sens philosophique Antique du terme), résumée dans un plan final hautement symbolique et particulièrement puissant. "Laissez-les donc parler" semble nous chuchoter le réalisateur ... Et encore une œuvre brillante pour Sam Mendes, une !