Lions et Agneaux
Le 16/10/2007 à 15:23Par Kevin Prin
Si la prise de contrôle du studio United Artists par Tom Cruise s'illustre par des films de l'ambition de Lions et Agneaux (premier né de cette union), on assiste là à la renaissance d'un cinéma réactif, aboutissement de l'apparition d'un cinéma engagé aux Etats-Unis et remplaçant d'un coup de pied, et cette fois-ci pour de bon, des journalistes qui ne semble plus faire leur travail. Un genre aussi risqué qu'intelligent et passionnant.
Un film regroupant Tom Cruise, Meryl Streep et Robert Redford devant la caméra de ce dernier, qui porte donc en plus la casquette de réalisateur pour la première fois depuis sept ans, ne peut forcément que provoquer l'impatience. Mais Lions et Agneaux (traduction plus adroite qu'elle en a l'air du titre original "Lions for Lambs", "Des Lions pour les agneaux" ne voulant strictement rien dire par rapport au film) surprend en prenant à contre courant ce à quoi nous nous attendions. Loin du simple film engagé rentrant dans le lard d'une politique américaine de plus en plus décriée dans le timide cinéma hollywoodien, Lions et Agneaux se démarque par la complexité de son discours et les différents points de vues qu'il oppose jusque dans leurs plus grands extrêmes en donnant la parole à tout le monde sans pour autant les ménager. Grâce à son absence totale de manichéisme, nous sommes ici face à un film qui ne laissera personne indifférent et engendrera des débats houleux. Chronique d'un film qui se digère et laisse des traces.
L'histoire en croise en fait trois : d'un côté une journaliste (Meryl Streep) convoquée par un sénateur (Tom Cruise) lui offrant l'exclusivité des détails d'un nouveau programme d'attaque de l'Afghanistan, pour se la mettre bien évidemment dans sa poche et donc ses lecteurs avec. De l'autre, un professeur idéaliste (Robert Redford) convoquant un de ses meilleurs élèves en pleine dérive afin qu'il reprenne son destin en main et comprenne l'importance de ses décisions aujourd'hui. Et en troisième, deux anciens élèves du professeur, engagés volontaires comme soldats dans la dite opération militaire en Afghanistan sous le commandement d'un général (Peter Berg) qui fera tout pour les sortir à distance du piège mortel où ils sont tombés. Trois groupes d'individus formant une boucle, trois quasi huit clos, trois histoires se déroulant simultanément sous nos yeux, chacune ne se situant qu'à une heure de son dénouement.
Sur un sujet aussi brûlant que la politique étrangère des Etats-Unis, brassant l'actualité des manoeuvres armées du pays en Irak, en Afghanistan mais aussi la politique envers l'Iran et plus globalement la gestion du célèbre "Axe du mal", il était facile de tomber dans une histoire suivant les gimmicks qu'un Syriana a fatigué par le passé. Un style qui a certes son efficacité mais déjà complètement démodé, dénonciateur d'une politique qu'on est lassé d'entendre critiquée dans le vide. Lions et Agneaux va donc chercher sa principale qualité dans son scénario, écrit d'une main quasiment inconnue à ce jour, celle de Matthew Carnahan (frère de Joe) à qui l'on doit au même moment celui du Royaume. Si ce dernier aborde son sujet à travers l'affrontement face à face (des américains se rendent en Arabie Saoudite débusquer un terroriste), Lions et Agneaux joue la carte inverse en éloignant les protagonistes aux trois coins du monde et en ne tissant que d'infimes liens entre eux. Des liens pourtant sensibles, révélés rapidement et qui ne développeront leur importance que sur la fin du récit.
Il ne faut pas s'attendre ici à une mise en scène démonstrative, Robert Redford restant un réalisateur académique, auquel le sujet ici confié ne porte le nombre de décors qu'à quasiment trois. L'ensemble reste donc très plan-plan, composé en exclusivité de champs/contre-champs parfois interrompus par un plan large. Un parti pris envahissant qui heureusement est rattrapé par la courte durée du film (1h30 environ), la densité du propos et le très faible nombre de baisses de rythme (une, voire deux, ne durant pas plus de quelques instants). Les scènes en Afghanistan justifient dans leur introduction l'utilisation du format scope, pour filmer dans les montagnes, de nuit et sous la neige, un hélicoptère en images de synthèses (convaincantes) pris sous le feu ennemi. Le reste des scènes sur ce lieu se déroule sur un plateau rocheux où deux soldats sont coincés, un décor sentant plus le hangar entouré de fonds verts que la véritable montagne. Le film a donc ses petits défauts formels, secondaires toutefois puisque l'essentiel se base sur la direction d'acteurs (parfaite) et le discours (passionnant).
Le parti pris de Lions et Agneaux est donc de prendre les grands arguments qui motivent à travers le monde les pro et anti interventionnisme des Etats-Unis et que les médias rabâchent sans cesse depuis le 11 Septembre 2001 à la télévision, dans les journaux, à la radio et sur internet. "L'Amérique défend le monde libre" ; "Sous quelles raisons envahissez vous un pays qui n'a pas attaqué ?" ; "Voulez-vous que les terroristes gagnent, oui ou non ?!" : autant de punchlines politiques destinées à mieux couper court à une conversation, de par leur radicalité bétonnée qui cache une vacuité alarmante. Le film s'attaque donc à toutes ces approches, républicaines ou idéalistes, en les développant de fond en comble, en leur offrant la place qu'elles prennent aujourd'hui, et ce dans le but, caché presque tout le long du film, que leur moindre petite faille jaillisse à l'écran.
Ainsi le dialogue qui s'engage entre Tom Cruise et Meryl Streep part dès les premiers instants en faveur du premier qui défend la politique de l'administration Bush avec un brio implacable. Un choix d'acteur qui n'est pas innocent, sa capacité à développer une argumentation aussi intelligente que maligne servant son personnage, reconnaissant les erreurs du passé et arrivant à persuader son auditoire qu'il est indispensable de continuer dans la même direction. Un discours qui prêtera à confusion sur les intentions du film pendant un bon bout de temps, aucun parti pris ne prenant le dessus et le plus choquant de tous semblant défendu jusqu'à l'os. Dans le cas à nouveau du face à face Cruise/Streep (le plus percutant), tout se déroulera normalement jusqu'à ce qu'un petit évènement se produise à l'autre bout du monde, un moment clé illustré par le jeu d'acteur de Tom Cruise, juste parfait, à mille lieux de la démonstration ou de la candidature aux oscars, tandis que son personnage continuera à renforcer son discours fleuve dès les instants qui suivent.
A travers ses autres composantes et notamment le dialogue entre le professeur d'université incarné par Redford et son élève démotivé, le principe de Lions et Agneaux se résume à mettre des arguments face à face et de frapper autant sur un camp que sur l'autre. Motivations, convictions et conséquences sont sans cesse confrontées dans chacune des trois parties qui s'enchevêtrent ici, chaque raisonnement étant poussé jusqu'à son paroxysme pour créer le doute dans un final qui abat le manichéisme au fusil mitrailleur. Tout le monde ici trouve sa place, toute idéologie a le droit de s'exprimer jusqu'au bout pour finalement démontrer implacablement qu'elles peuvent toutes être destructrices si les autres ne sont pas prises en compte. Car Lions et Agneaux ne raconte pas qu'un affrontement politique, mais surtout le combat qui oppose la passivité à l'action, l'idéologie à l'apathie, la passion au fatalisme. Les médias prennent aussi une grande place à travers le personnage de Meryl Streep, ancienne défenseur de l'action d'un gouvernement qu'elle et sa chaîne TV dénoncent aujourd'hui, non pas par conviction mais en suivant une vague manipulatrice.
Film anti-commercial au possible, Lions et Agneaux déstabilise par son approche radicale, autant formelle que scénaristique, prenant le risque de déborder ses spectateurs d'informations et d'argumentations s'affrontant sans relâche. Pourtant l'ensemble fait mouche, Redford réalisateur s'effaçant devant des acteurs et un scénario habités par l'envie de montrer du doigt la situation géopolitique d'un pays "justicier" mais aussi de dresser une métaphore intemporelle sur la notion même de conviction et d'engagement. Nombreuses sont les discutions enflammées qui peuvent ressortir d'un cocktail aussi académique en apparence qu'explosif dans le fond. Ce qui est sans conteste sa plus grande qualité.