Alice Guy : la première femme cinéaste du monde
Le 05/05/2008 à 12:09Par Yann Rutledge
Pour le premier volume qui sort ces jours-ci dans nos bacs, la compagnie à la marguerite rend honneur à trois pionniers du cinéma, trois "auteurs-réalisateurs" différents les uns des autres mais qui ont chacun à leur façon fait avancer l'art cinématographique français et ont imposé par leurs films la griffe Gaumont. Il y a bien entendu Louis Feuillade qui a débuté comme simple scénariste pour offrir ensuite au studio ses plus grands succès, les plus notables étant les trois serials que sont Fantomas, Les Vampires et Judex ; mais aussi le réalisateur-comédien-scénariste Léonce Perret, à l'époque figure phare de la maison grâce à son personnage bedonnant d'éternel amoureux romantique Léonce, et premier cinéaste à avoir bravé l'interdit de Léon Gaumont en inscrivant son nom et celui de ses comédiens au générique de ses films. Mais la grande découverte de ce coffret, c'est sans conteste Alice Guy, pas moins que la première femme cinéaste du monde ! Elle fut accessoirement le numéro deux de Gaumont, créant "le style Gaumont" tout en chapotant toute la production cinématographique de la maison et bon nombre de réalisateurs et techniciens issus de celle-ci. Une grande dame malheureusement méconnue aujourd'hui qui joua pourtant un rôle indispensable dans le développement artistique et économique du studio. Un petit portrait s'impose.
Embauchée à vingt ans par Léon Gaumont comme simple secrétaire, Alice Guy suit avec intérêt les recherches et les réalisations de l'entreprise. Elle éprouve tout de même une certaine déception face à ces vues animées (scènes d'actualité ou documentaire) que Léon Gaumont produit dans l'unique but de présenter l'étendue technique de ses appareils de projection, alors que Pathé, son concurrent direct, réalise déjà des films de fiction. "On pouvait faire mieux" dira-t-elle. Avec beaucoup de culot pour une jeune femme d'une vingtaine années, elle propose un beau jour à son employeur de réaliser ce qu'elle appelle "des scènes de cinéma". Léon Gaumont ne voyant pas l'intérêt financier (et artistique) de ce qu'il considère comme n'étant qu'"affaire de jeune fille", lui donne son accord si et seulement si son "courrier n'en souffre pas". C'est avec ses collègues et en dehors de ses horaires que la sténo-dactylogtaphe réalisera une flopée de films fortement influencés par les trucs du magicien Méliès (Chez le magnétiseur, Scène d'escamotage...), les petites bandes dessinées de 3-4 cases publiées dans les journaux (ici adaptées en moins de deux minutes en un plan : Chez le photographe, L'Aveugle fin de siècle...) ou les danses serpentines de Loïe Fuller... Une véritable touche-à-tout dont la simple envie est d'offrir une alternative à ces bouts de films peu inventifs que la maison produisait alors.
Bingo ! Le succès est au rendez-vous, Gaumont croule sous les demandes d'achats. Ayant compris qu'il y avait un marché à satisfaire, Léon Gaumont charge la jeune femme de toute la production cinématographique de la maison, tout en la gardant bien entendu comme secrétaire. Il faut bien réaliser qu'à l'époque, les femmes n'avaient pas encore le droit de vote et que le simple fait de leur donner de telles responsabilités était quasi-inconcevable. Ce qui témoigne d'une certaine façon de l'incertitude de Léon Gaumont face au potentiel économique du cinéma. Autre grande (énorme même !) différence par rapport à Pathé, qui avait sous contrat 7-8 réalisateurs permanents, Alice Guy était la seule et unique à tenir un tel poste chez Gaumont et ce jusqu'en 1905. Il reviendrait donc à un véritable euphémisme que de dire que Gaumont entrait dans la grande aventure du Cinéma avec une certaine réticence.
A cette époque, les cinéastes (et pas uniquement ceux de Gaumont) avaient depuis des années pour habitude de tourner essentiellement leurs bandes en studio, ce qui leur permettait ainsi, tout en produisant de manière industrielle leurs films, de contrôler absolument tous les éléments de la mise en scène, des décors à la lumière. Pour sortir de cette monotonie picturale, Mademoiselle Alice, comme on l'appelait alors, démocratise les tournages en extérieur, pour faire entrer un peu de vie dans ces saynètes (Une Course d'obstacle, Une Hiérarchie dans l'amour...). Un changement de production permettant au cinéma de progressivement s'affranchir du cirque et du music-hall. De par cette variété de décors, les films se voient dotés d'une vraie trame narrative (aussi mince soit-elle), les cinéastes ne se contentant plus de filmer un jongleur ou des magiciens. Alice Guy se consacrera alors davantage à des comédies burlesques, proches dans un certain sens aux futures productions de Mack Sennett et à ce qui deviendra plus tard aux Etats-Unis le slapstick (Une Histoire roulante, La Glu...). Des histoires qui ne pouvaient bien entendu être racontées qu'en extérieur.
Parallèlement à son poste de Directrice de Production, Léon Gaumont la charge exclusivement de réaliser ce qu'il appelle les phonoscènes, des films sonores utilisant un procédé nommé le Chronophone qui permettait de synchroniser l'image muette et le disque du phonographe. Dans son autobiographie, Alice Guy explique : "La voix de l'artiste (chanteur, diseur) et la musique de danse étaient enregistrés aux ateliers ; les artistes passaient ensuite au studio, où ils répétaient leur rôle jusqu'à l'obtention d'un synchronisme parfait avec l'enregistrement du phonographe. On prenait alors la vue cinématographique. Les deux appareils (phono et ciné) étaient réunis par un dispositif électrique qui en assurait le synchronisme".
Entre 1903 et 1906, plus de quatre cents phonoscènes seront tournées par la cinéaste. Des vedettes des cafés concerts tel Polin, Dranem ou Félix Mayol seront donc filmés pour le plus grand plaisir du public. L'apport cinématographique est certes plus que minime, mais la révolution est bien là. Il est cependant dommage que Mademoiselle Alice n'ait pas utilisé ce procédé sonore au sein même d'un film de fiction. Il faudra attendre un peu moins de trente ans pour voir (et entendre) ce que tout historien considère comme le premier film parlant, Le Chanteur de Jazz (1927) de Alan Crosland avec Al Jolson.
Au milieu de toutes ces petites bandes burlesques, une oeuvre à part sort du lot : La Naissance, la vie et la mort du Christ. De par la profusion de décors et de costumes, l'ampleur de la reconstitution, le nombre d'acteurs et de figurants, mais aussi de par sa durée (plus d'une demi-heure là où généralement les films ne duraient pas plus de cinq minutes), cette commande de Léon Gaumont lui-même en réponse au film sur le Christ réalisé par Ferdinand Zecca chez Pathé reste sans doute le chef d'œuvre de la cinéaste.
Son poste de Directrice de Production lui donne aussi la possibilité de choisir elle-même ses proches collaborateurs, techniciens et scénaristes, Léon Gaumont se concentrant davantage sur l'aspect "recherche et développement" du Cinéma, et laissant la partie artistique à Alice Guy. C'est donc à elle que Louis Feuillade doit son entrée dans la maison. Celui-ci fut initialement embauché par la jeune femme en tant que scénariste, pour petit à petit devenir même son scénariste attitré. Pendant onze ans Directrice de Production chez Gaumont, elle quitte pourtant la France pour les Etats-Unis en 1907 avec son nouveau mari Herbet Blaché, pour y présenter (et tenter de vendre) aux exploitants locaux le Chronophone de Gaumont. La succession de Mademoiselle Alice étant ouverte, Léon Gaumont songea un temps à faire appel à l'un des metteurs en scène de Pathé, mais Alice Guy lui conseillera finalement de nommer Louis Feuillade à la tête de la direction artistique de la maison.
Malheureusement, son aventure américaine ne se déroule pas comme elle le souhaitait, et c'est avec un goût amer qu'elle rentre en France après avoir tourné au pays de l'Oncle Sam plus de 600 films. Malheureusement oubliée, elle peine à reprendre son activité au sein de l'industrie française. Malgré tout ce qu'elle avait donné au cinéma et à Gaumont en particulier, elle ne touche plus jamais à une caméra...
Gageons que cette petite rétrospective vidéo réintègre dans les encyclopédies d'Histoire du Cinéma à la place qu'elle mérite cette grande dame.