Premiers plans, Krzysztof Kieslowski
Le 01/04/2011 à 08:39Par Sabrina Piazzi
A l’occasion du quinzième anniversaire de la mort du cinéaste et artiste phare de la Nouvelle Vague du cinéma polonais Krzysztof Kieslowski, Les Editions Montparnasse édite un coffret réunissant cinq de ses premières œuvres totalement inédites en DVD. Plus connu en France pour La Double Vie de Véronique et la trilogie dite des Trois Couleurs Bleu-Blanc et Rouge, le réalisateur polonais avait fait ses classes dans le documentaire dans le but de montrer aux spectateurs la société polonaise telle qu’elle était vraiment et non pas comme le prétendait le pouvoir communiste.
Ce coffret réunit donc cinq films réalisés entre 1974 et 1982 pour la télévision polonaise, un court-métrage Passage souterrain (1974), un documentaire Premier amour (1974) et trois longs-métrages Le Personnel (1975), La Paix (1975), Une brève journée de travail (1982), chacun marquant le chemin de Krzysztof Kieslowski du documentaire à la fiction, de l’étude presque sociologique au questionnement existentialiste qui devait marqué alors l’ensemble de son œuvre jusqu’à sa trilogie Trois Couleurs.
A travers le module intitulé Les Larmes de Jadwiga (16min), présent sur le premier DVD, le journaliste et écrivain Gérard Pangon présente les thématiques et l’évolution du cinéaste à travers l’ensemble des films présents dans ce coffret. Il analyse entre autre comment Kieslowski est passé un jour du documentaire à la fiction. Le cinéaste avait en effet comme un sentiment de "voler" l’intimité de ceux qu’il filmait sur le tournage de Premier amour. Les fameuses larmes de Jadwiga renvoient à la scène du mariage où le réalisateur filme avec un malaise certain les véritables larmes de la jeune fille. Ne perdant jamais de vue les détails de la réalité, Kieslowski décide alors de réinventer son cinéma à travers la fiction. En un peu plus d’un quart d’heure, Gérard Pangon analyse ces cinq films, les oppose, les conjugue, pour mieux retracer l’itinéraire social, politique, culturel et personnel du cinéaste.
Un autre supplément est également disponible sur le deuxième DVD intitulé "Pologne, années 70 : la liberté contrôlée". Il s’agit d’un entretien dense, complexe mais néanmoins passionnant consacré, comme son titre l’indique, au communisme « à la polonaise » des années 70 qui installe un système marqué par la corruption. Notre interlocuteur est ici Jean-Yves Potel, docteur habilité en sciences-politiques, universitaire et écrivain. Il a enseigné dans les universités de Paris et Varsovie, a été conseiller culturel à l’ambassade de France en Pologne. C’est ici qu’il faudra se tourner pour en apprendre plus sur l’histoire politique et sociale de la Pologne dans les années 70 avec un gros plan réalisé sur l’union des intellectuels et des ouvriers qui ont fait basculer le pouvoir, les émeutes de Gdansk et Chtetine en décembre 1970, la violente répression de toutes tentatives de contestation. Ce supplément complète intelligemment le film Une brève journée de travail.
Premier amour est l’histoire de Jadwiga (18 ans) et de Romek (à peine plus). Elle est enceinte et ils décident de se marier. Elle abandonne le lycée, ils trouvent une petite chambre, s’installent malgré toutes les difficultés dues à leur situation précaire et à leur famille. Tout au long de ce documentaire, et de leur vie, Jadwiga et Romek doivent affronter la milice (qui s’incruste chez eux), les professeurs, l’administration, les soucis sociaux et les quolibets en tous genres. Tourné caméra à l’épaule, Premier amour demeure une radiographie de la société polonaise des 70, un témoignage intime d’une époque et d’un pays à travers lequel on ressent toute l’affection de Kieslowski pour ce jeune couple. C’est lors du tournage de Premier amour, le dixième documentaire de Kieslowski, que le réalisateur saisit une émotion sur le visage de sa protagoniste qui le bouleverse. Le cinéaste commence à se sentir mal à l’aise et cet événement provoquera le désir de Kieslowski de basculer vers la fiction pour recréer l’émotion au lieu de la voler.
C’est ce qu’il fait avec Le Passage souterrain. Un homme profite d’un voyage à Varsovie avec ses élèves pour retrouver la femme qui l’a quitté et qui tient une boutique dans un passage souterrain. A l’abri des tensions du monde qui les entoure, leur jeu de la vérité oscille entre tendresse et amertume. Le tout premier film de fiction de Kieslowski est toutefois marqué par une ambition documentaire qui ne le quittera jamais et annonce également toutes les fictions du réalisateur à venir. Comme l’indique Gérard Pangon dans son analyse, nous retrouvons dans Le Passage souterrain les mêmes cadrages, les mêmes axes de prises de vue, la position du spectateur plongé au milieu d’une conversation intime entre un homme et une femme, que l’on retrouvera dans les autres fictions du cinéaste. Cette fois, Kieslowski ne viole pas l’intimité mais la recréé tout en gardant néanmoins un œil sur la réalité qui entoure ses personnages. Peu lui importe que les passants regardent la caméra, le rythme, le bruit, la démarche des quidams donnent au Passage souterrain une identité presque organique. A partir de ce film, la thématique récurrente du réalisateur polonais se met en branle avec son questionnement sur la vérité du monde, l’incommunicabilité, la relation vie privée et vie publique, entre l’individu et la société ainsi que le questionnement amoureux et affectif dans un monde brutal et sans scrupules. Filmé dans un magnifique N&B, Le Passage souterrain est un film magnifique empreint d’une évidente et palpable sensibilité.
En 1975, Kieslowski réalise Le Personnel : Tout juste sorti de son école de décorateur, Romek trouve un poste de costumier dans un théâtre. Cet univers représente pour lui l’idéal, mais il découvre l’envers du décor, les querelles et les compromissions dans lesquelles il risque d’être entraîné. Comme s’il désirait repartir de zéro, le réalisateur se livre dans ce film, une fiction largement inspirée de sa propre expérience de décorateur de théâtre. Dans ce monde clôt qu’il croyait immunisé des coups de bas de la société, l’alter ego de Kieslowski (à la ressemblance frappante) découvre un monde parasité par les mesquineries du monde extérieur au théâtre mais aussi les rivalités, la prétention et (peut-être) la délation. Entre espoirs et désillusions, Kieslowski parle de la perte de l’innocence et de l’impossibilité d’échapper aux vicissitudes du monde "réel". En même temps, Kieslowski admire les ballets, les répétitions, la recherche artistique de la perfection tout en livrant un documentaire sur les coulisses d’un théâtre.
La même année, le réalisateur met en scène un long-métrage de fiction intitulé La Paix : A sa sortie de prison, Gralak cherche à s'établir dans une nouvelle vie. Il trouve un place de maçon, se marie mais finit par être piégé par un système où les petits arrangements sont la règle au détriment de la pureté qu’il recherche. C’est avec ce film que le réalisateur ose pour la première fois inclure des images quasi-surnaturelles dans une narration réaliste. La réalité et le contexte social sert maintenant de toile de fond à l’histoire d’un homme victime du système et de sa propre crédulité. Comme s’il hésitait entre une histoire foncièrement réaliste ou teintée de surréalisme, le cinéaste préfère lier les deux au risque de déstabiliser les spectateurs. Entre histoire d’amour, réalisme social et documentaire entomologiste, magnifiquement interprété, La Paix se clôt sur une explosion de violence physique et morale qui ne laisse pas indifférent.
Le film le plus récent de ces "premiers plans" s’intitule Une brève journée de travail, réalisé en 1982. En 1976, la ville de Radom est en proie aux émeutes après la décision du gouvernement d'augmenter les prix des denrées alimentaires. Le Secrétaire du Comité local du Parti doit faire face à la situation. En 1981, après la création de Solidarnorsc (fédération de syndicats polonais fondée le 31 août 1980), il raconte ce qu'il a vécu. Inspiré par des évènements réels, tous les personnages du film demeurent fictifs. Chose rare, Kieslowski adopte le point de vue de l’homme de l’intérieur (le secrétaire régional du Parti Communiste), celui qui doit faire face à milliers de manifestants en colère contre le plan de rigueur du gouvernement, en l’occurrence l’augmentation des prix des denrées alimentaires. Avec son côté thriller-social qui prend souvent aux tripes tout en interpellant le spectateur, Une brève journée de travail reconstitue les émeutes ouvrières de la ville de Radom de juin 1976. Prisonnier du rouage politique, déchiré entre ses devoirs et le désir d’aider les ouvriers en colère, le protagoniste n’est qu’un être humain parmi les autres, comme le dit la jaquette du DVD, "ni héroïque, ni lâche […] un fonctionnaire qui prend conscience de son impuissance". Comme le dit Gérard Pangon dans le complément Les Larmes de Jadwiga, "l’engagement politique du héros modifie son destin personnel".
L’adversité, l’existence, la fatalité, le hasard, la providence, seront désormais les thèmes récidivant de l’œuvre d’un des cinéastes majeurs du XXème siècle, Krzysztof Kieslowski, dont le cinéma pose désormais des questions sans y répondre, en préférant laisser au spectateur le soin de réflechir et de juger lui-même.