Le format télévisuel traditionnel a été respecté et A bout portant est présenté dans son format plein cadre d'origine et surtout dans un nouveau master restauré. La palette de couleurs made in sixties à dominante bleue, verte et rouge est excellente de définition, les contrastes bien gérés et les noirs d'une profondeur irréprochable. Cependant, quelques défauts ont échappé à la restauration. Ainsi certains inserts d'archives et les plans tournés en studio ont gardé leur granulation d'origine (ex : 45'35). De ce fait, le ciel bleu factice durant les scènes dans les stands de courses fourmille quelque peu notamment lors des gros plans sur fond uni (ex : 53'25). Même chose pour les transparences (la course de karting entre Cassavetes et Dickinson) à la fois granuleuses et surtout drapées d'un léger voile blanc agaçant. Granulation mise à part, on détecte également quelques griffures noires parallèles apparaissant souvent au centre de l'écran durant quelques instants. C'est le cas à la 22ème minute (scène dans la salle de bain), à la 48è, à la 52ème (durant au moins 30 secondes, griffures accompagnées de points noirs), à la 56' (scène du baiser).
Il n'empêche que malgré ses défauts et en se basant sur le master original, la restauration est impressionnante. Les couleurs sont vives, le piqué étonnant, la compression sans faille. On notera les effets de profondeur du plan le plus célèbre du film, celui où Lee Marvin pointe son flingue de biais vers la caméra et renvoyant directement à l'affiche mythique orange et noire de L'Inspecteur Harry. Le brushing d'Angie Dickinson retrouve tout son volume, parce qu'elle le vaut bien.
C'était le bon temps pour le cinéma qui proposait des doublages réussis servis par d'excellents comédiens. C'est le cas d'A bout portant. La piste française bénéficie du mono d'origine de grande qualité bien que demeurant plus sourde que la version originale en tous points parfaite. Le rendu des dialogues pour la vf est plus sourd que la vo et on signalera quelques grésillements et craquements assez importants vers la 37ème minute, scène de l'hôpital. Les scènes de courses automobiles permettent de se rendre compte des ambiances plus naturelles et surtout plus nombreuses en version originale qu'en version française. Par exemple les commentateurs sportifs sont distincts en vo tandis que la vf fait soit l'impasse totale dessus soit les commentaires sont noyés sous les acclamations des spectateurs. Au moment de l'accident, la scène est accompagnée des commentaires (en vo) alors qu'ils disparaissent totalement en vf. Même les basses sont mises à contribution comme durant la scène chantée à la 23ème minute, exemple d'un mixage exemplaire avec une belle présence musicale qui ne couvre jamais les dialogues comme c'est souvent le cas quand on passe en version française. La version originale reste limpide tout du long, aucun craquements, aucune saturation (petit bémol pour la vf durant les courses automobiles). Evidemment, la version originale permet de réentendre la voix inimitable et rauque de Lee Marvin.
Compte à rebours : A bout portant ou la dernière vie des tueurs (18min07)
Tout d'abord saluons encore une fois Carlotta qui s'impose définitivement comme étant l'éditeur proposant des suppléments qui devraient être classés « d'utilité publique et culturelle » tant par leur caractère didactique, pertinent et divertissant. Allerton Films soigne l'aspect graphique, Fabien Ricou signe une réalisation et un montage originaux et très réussis mettant en valeur la voix d'Eric Chantelauze sur un texte signé Serge Chauvin, maître de conférence à Paris X. Ce brillant exposé replace le film de Don Siegel dans son contexte, commente le casting, évoque son aspect esthétique, analyse et compare le film de Siodmak (Les Tueurs, également disponible chez Carlotta) avec celui de Don Siegel et développe ainsi le passage du Film Noir au polar urbain. Pour Chauvin, Siegel ne garde du texte originel d'Ernest Hemingway que sa situation de départ. L'écrivain avait par ailleurs usé des clichés propres au genre dans le but d'élaborer une méditation sur la mort et son acceptation. Il ne prétendait pas écrire une nouvelle policière et les éléments empruntés à la fiction criminelle n'étaient que des clichés. Ce qui intéressait avant tout Hemingway ainsi que Don Siegel, c'est surtout la fatigue existentielle voire métaphysique de ses personnages. D'un côté Chauvin y développe les thèmes propres au cinéma de Don Siegel et de l'autre l'aspect technique, le montage et le cadrage sont passés au crible. On apprend que Don Siegel devait à l'origine signer la première adaptation finalement réalisée par Robert Siodmak en 1946. Presque vingt ans plus tard, Don Siegel signe sa propre version à l'origine appelée Johnny North, nom du personnage incarné par John Cassavetes. Siegel allège et altère le principe narratif du premier film pour en faire un film personnel. Le cinéma américain est en pleine mutation, A bout portant est à mi-chemin du cinéma américain classique et du Nouvel Hollywood. Parallèlement, l'aspect politique et social de l'Amérique change. Les Etats-Unis vieillissent. Le Film-Noir classique est plongé dans une ambiance nocturne, celui de Siegel est diurne avec des éclairages prosaïques (loin du noir et blanc directement tiré de l'Expressionnisme allemand) et tranchés . Son film s'apparente plus au western urbain (nouveau genre) qu'au Film-Noir. Le Crime est devenu une Société anonyme. Les personnages stéréotypés arrivent au bout du rouleau... comme le Film Noir.
Cette brillante analyse, profonde et essentielle, apporte un nouvel éclairage sur A bout portant. Indispensable.
Don Siegel : Le dernier des géants (18min37)
Jean-Baptiste Thoret, critique de cinéma, enseignant à Paris VII et écrivain spécialisé dans le cinéma américain des années 70 (auquel il a consacré un livre du même titre) replace tout d'abord A bout portant dans la carrière du cinéaste et dans l'histoire du cinéma américain alors bouleversé. En 1963, Don Siegel fait partie de la vieille école. Il a déjà plus de 50 ans et plus d'une vingtaine de films à son actif. C'est donc un réalisateur rodé et expérimenté qui souhaite survivre et s'adapter au Nouvel Hollywood à l'instar de Sam Peckinpah, Arthur Penn et Robert Aldrich. Siegel est un auteur à part entière : Les Révoltés de la cellule 11 (1951, montrant pour la première fois la prison du point de vue des prisonniers), The Private Enemy (1957) et surtout L'Invasion des profanateurs de sépulture (1956) l'ont définitivement inscrit dans la liste des cinéastes les plus audacieux. Dans ce dernier film, les thèmes importants de son cinéma prennent forme : la paranoïa, la perte d'humanité, l'individualisme. L'Enfer est pour les héros (1962) apporte la première pierre à l'édifice que sera A bout portant. Dans ce film, Steve McQueen est plus proche de la machine de guerre que d'un être humain.
Thoret parvient enfin à A bout portant et y développe le choix du casting, toujours très précis dans la tête de Siegel. En lisant le scénario, Lee Marvin est ennuyé. Le titre original du film est Johnny North, qui n'est pas le nom de son personnage. De plus, il doit faire équipe avec un autre acteur et n'aura pas le gâteau pour lui seul. Don Siegel comprend l'acteur mais parvient à le convaincre que le tueur qu'il incarnera sera bel et bien le personnage principal. Johnny North c'est John Cassavetes. Ami de Don Siegel, il avait déjà joué pour lui dans Crime in the Streets (1956). Cassavetes accepte le rôle sans même lire le scénario, par amitié mais également par intérêt, l'acteur étant aussi réalisateur, l'argent lui est nécessaire afin de financer ses propres projets.
En 1963, Kennedy est assassiné. Sur le tournage d'A bout portant, Angie Dickinson fait une crise de nerfs. Le cinéma américain va être comme le monde entier bouleversé. Les studios hollywoodiens perdent leur hégémonie et sont sur le déclin. Pour se refaire ils se lancent à corps perdus dans les productions gigantesques à la Cléopâtre, coûtant des millions de dollars et rapportant souvent moins que la mise de départ. A bout portant est le film charnière entre le cinéma d'hier et celui de demain.
Don Siegel entre de pleins pieds dans le Nouvel Hollywood tout en rendant un dernier hommage au cinéma classique. Thoret passe en revue son style, son impact dans le nouvel Age d'Or d'Hollywood. La mutation du genre se fait simultanément à celle des Etats-Unis. Le cinéma se fait contestataire, rejette les règles classiques de la narration, se politise, devient exigeant. L'Amérique perd confiance en ses valeurs et ne croît plus au pouvoir incarné dans les mains d'un seul et même homme. Don Siegel ne croît plus à l'honnêteté des institutions. Kennedy est mort, la confiance se perd envers le gouvernement. Dans le cinéma de Don Siegel, les personnages souvent désabusés agissent rarement pour une cause morale... seulement pour eux-mêmes.
Jean-Baptiste Thoret livre une analyse très pointue du cinéma de Don Siegel qui complète les propos de Chauvin entendus dans le segment précédent.
Bande-annonce très abimée d'A bout portant (1min, vostf)
BONUS CACHE : System of violence par Jean-Baptiste Thoret : Dans le menu des suppléments, placez le curseur sur « Menu » puis appuyez deux fois sur la flèche du bas, Validez le logo : 6'52 : Thoret analyse la violence du film de Siegel. La violence inédite et subversive d'A bout portant annonce celle des films suivants du cinéaste (L'Inspecteur Harry pour citer le plus emblématique) et la fin du cinéma dit classique.