Lady Yakuza : la Pivoine Rouge sort sa lame
Le 02/07/2010 à 18:56Par Yann Rutledge
Lady Yakuza pourrait en quelque sorte être défini comme le pendant féminin de Zatoichi, masseur aveugle et ronin errant iconisé par Shintaro Katsu au travers de 26 films estampillés Daiei, ou bien encore des héros stoïques que campait à la même époque à la Toei Ken Takakura dans une ribambelle de films de yakuzas. Des personnages toujours fidèles au code d'honneur de leur ordre (samouraï ou yakuza), code d'honneur ancestral, hérité des valeurs féodales, mais moqué, déprécié par des crapules n'agissant que pour servir leurs intérêts. Des héros fatalement solitaires, qui tentent envers et contre tout de préserver leurs traditions, leur identité, chamboulés qu'ils sont par l'ouverture vers l'Occident amorcée durant l'ère Meiji. Ces héros déchirés entre les valeurs contradictoires de devoir envers leur clan (giri) et leurs sentiments personnels (ninjo) se posent ainsi en barrage à l'influence occidentale grandissante exercée sur le pays. Jamais (ou bien très rarement) nous ne les verrons un pistolet à la main. Précieux héritage familial, la lame est effectivement leur unique compagnon pour défendre leur honneur, celui de leur clan ainsi que les petites gens ou les plus démunis.
S'inscrivant de fait dans une veine romantique qui va parfois jusqu'à flirter avec le mélodrame, cette sous-catégorie du film de yakuza sera d'ailleurs balayée, violemment désacralisée par Fukasaku et ses Combats sans Code d'honneur. Cette série séminale du genre en cinq épisodes (huit, si on compte les Nouveaux Combats sans Code d'honneur) fit l'effet d'un ouragan bouleversant le genre par ses partis pris esthétiques ultra-réalistes (caméra-épaule façon pris sur le vif) et son récit profondément ancrés dans la réalité sociale du Japon défaitiste de l'après-guerre. [1]
Entre temps, la série rencontre un tel sucès qu'un spin-off intitulé Big Boss in a Silk Hat, centré sur le grotesque personnage au haut de forme et à la moustache occidentale interprété par Tomisaburo Wakayama, sera lancé par le studio. Plus axée sur la comédie que sur le film de sabre, cette série en deux épisodes sera écrite et mise en scène respectivement par Norifumi Suzuki et Kôji Takada (scénariste du huitième Lady Yakuza et futur collaborateur privilégié de Fukasaku). Dans un registre plus comique, on compte également dans la même vague la série des Okatsu (Quick-draw Okatsu et Okatsu the Fugitive), autre fine lame au visage d'ange incarnée par la belle Junko Miyazono sous la direction du maître de l'épouvante Nobuo Nakagawa (L'enfer).
Certains reprocheront à la série sa formule narrative verrouillée et codifiée qui risque à chaque instant de figer ses personnages à travers un effet de redondance. Or, c'est précisément dans cet aspect que réside entre autres son succès, et par extension celui des longues séries japonaises (de Zatoichi à Tora San) et de façon plus générale de toute série, quelle qu'elle soit. Les répétitions permettent de jouer avec les attentes des spectateurs afin d'en extraire d'infimes nuances et des variations tout aussi subtiles. Apporter la nouveauté au sein du déjà-vu et les possibilités narratives sont infinies. De fait, tout est affaire de mise en scène, où de la manière de conter une histoire que le spectateur connaît déjà.
Là-dessus, Tai Kato s'en tire avec les honneurs puisqu'il est parvient sur les trois films, dont il assure la direction (les volets 3, 6 et 7), à relancer et à approfondir les enjeux des personnages. Plus qu'aucun autre metteur en scène ayant collaboré sur la série, il délivre une composition étouffante des cadres grâce à une savante utilisation des longues focales et des lignes de fuites, et réussit à coincer ses personnages dans des recoins étroits, révélant ainsi l'absence d'échappatoire vis-à-vis du destin solitaire qui est le leur.
Au travers de ces huit épisodes, nous sommes tentés de voir une série qui cristallise à elle seule les bouleversements du cinéma d'exploitation, et particulièrement du film de chevalerie, succombant à la tentation d'être toujours plus violent, toujours plus amoral. Le "toujours plus" qui attire à coup sûr les spectateurs dans les salles obscures. Plus la série avance, plus le sang jaillit à flot, Dame Yakuza n'hésitant plus à deux fois avant de faire parler sa lame. Chaque épisode se clôt sur un carnage toujours plus effroyable où les ennemis sont tranchés par dizaines. Le retrait de Junko Fuji du septième art [2] afin de se consacrer à plein temps à son mariage apparaît par ailleurs comme le signe de la fin d'une époque, celle du ninkyo au féminin, et ouvre la voie aux sukeban (jeunes délinquantes) et aux femmes fortes qu'interpréteront souvent avec gouillardise Reiko Ike (Sex & Fury, Girl Boss Guerilla), Miki Sugimoto (Les Menottes rouges), ou encore la reine d'entre toutes, Meiko Kaji (Lady Snowblood, La Femme Scorpion).
[1] Dans interview publiée au sein de Outlaw Masters of Japanese Films (I.B.Tauris, 2005), le futur réalisateur de Battle Royale explique à Chris Desjardins l'ennui poli que provoquaient les films de Junko Fuki, les personnages que la comédienne interprétaient étant tout aussi unidimensionnels que ceux de Ken Takakura : "ils ne font rien de crapuleux. Ils sont propres sur eux".
[2] Après près de cent films en une petite dizaine d'années, The Red Cherry Blossom Family (Masahiro Makino, 1972) sera son film d'adieu. Junko Fuji mettra d'ailleurs en scène ses adieux puisqu'à la fin de celui-ci, la comédienne saluera ses confrères et le public, le remerciant face caméra de l'avoir suivie tout du long de sa carrière, avant de s'en aller dans le lointain. Ce n'est que beaucoup plus tard qu'elle reviendra ponctuellement sur les plateaux de cinéma. On a ainsi pu la voir dans Air Doll de Hirokazu Kore-eda et entendre sa voix dans Summer Wars de Mamoru Hosoda.