Love Junkies : Interview de Kyô Hatsuki
Le 16/04/2010 à 17:44Par Frédéric Frot
Filmsactu.com : Comment avez-vous été amenée à devenir mangaka ?
Kyô Hatsuki : Je ne me destinais pas à devenir mangaka. Ma famille habitait dans la préfecture d'Ise. Nous étions des pécheurs et j'ai commencé à aider mes parents. Puis, passionnée par la musique, je suis rentrée en tant que chanteuse dans un groupe de rock. Mais malheureusement cela ne permettait pas de vivre. Dans le même temps, j'ai été mannequin et je conduisais des camions pour une société de location de voitures. Je ramenais les véhicules loués à la maison mère. C'est également durant cette période que je suis tombé enceinte et j'ai du arrêter mes différents métiers, me destinant à devenir femme au foyer. Mon mari ne gagnant pas assez pour assurer le revenu du foyer, j'ai commencé à dessiner pour une société publicitaire. Je faisais des notices, des modes d'emplois puis des story-boards pour des publicités à destination de chaînes locales. Comme cela rémunérait relativement bien, je commençais à gagner ma vie en dessinant, mais pas du tout en tant que dessinatrice de mangas. Un de mes amis qui était dessinateur de BD érotique et qui réalisait des doujinshi (ndlr : manga amateur, souvent érotique, qui reprend les personnages de séries célèbres) m'a demandé un jour de lui dessiner quatre ou cinq planches pour son prochain fanzine en vue du Comicket (ndlr : la plus grande convention japonaise, où les auteurs de manga amateurs viennent présenter leurs œuvres). Il s'agissait d'une parodie de Ranma ½, une histoire entre Akane et Ranma. Ce manga est tombé entre les mains d'un gros éditeur de mangas érotiques qui parcourt régulièrement le Comicket à la recherche de la perle rare. Le dessin a dû lui plaire et il m'a contactée pour me demander si je ne voulais pas dessiner des mangas érotiques. Le besoin d'argent, l'expérience, l'envie font que j'ai accepté et j'ai ainsi fait mes premiers pas dans le milieu professionnel du manga.
L'approche est-elle totalement différente suivant que l'on travaille sur un doujinshi ou un manga ?
En fait, le fait de dessiner en soi est identique en dehors des problèmes de délais. Ce qui diffère, c'est que lorsque que je suis Kûdara Naiso (pseudonyme signifiant « Attention grivois »), l'auteur de doujinshi érotiques, je dessine pour un public qui veut ce genre de choses. Par conséquent, dans mon histoire, la moitié des pages doit être composée de scènes érotiques. Ce qui n'est pas le cas quand je suis Kyo Hatsuki : là, je dispose d'une histoire et j'ai le loisir de peaufiner les personnages et de les mettre en place. Je n'ai pas un quota absolu de pages érotiques à inclure chaque semaine dans la publication. Il est vrai que je préfère dessiner en tant que Kyo Hatsuki puisque j'ai un peu plus de liberté de création.
Vous dessinez des manga un peu osés, où trouvez-vous votre inspiration ?
En fait il y a plusieurs moyens de trouver l'inspiration. Par exemple, sur une revue érotique je trouve une position, une scène qui m'intéresse. Dès lors, je me demande comment je vais amener mes personnages à cette situation, puis quel enchaînement je vais trouver vers la scène suivante. Ensuite j'écoute souvent mes amis qui se vantent, qui racontent leurs aventures. Au final, je peux dire que mes mangas sont la synthèse de 80% d'inspiration, 15% de documentation et 5% d'expérience personnelle, si je puis dire. Beaucoup de mes histoires sont en rapport avec des choses que j'ai vues ou avec un sentiment du moment.
En tant que femme, pensez-vous apporter une approche différente de la sexualité et modifier la représentation de la femme japonaise habituellement cantonnée au rôle de femme au foyer ?
Lorsque je dessine des scènes érotiques, j'essaye de les rendre belles. Je ne pense pas améliorer la condition de la femme, j'écris les histoires telles qu'elles me viennent. J'essaye personnellement de ne pas mettre de femmes mariées. Ce n'est pas pour une raison de morale mais parce que je pense que cela ne colle pas à la psychologie du personnage d'Eitaro (ndlr : personnage masculin principal de Love Junkies).
Vous fixez-vous une limite lorsque vous dessinez vos mangas, pour ce qui est de l'histoire ou des dessins ?
Je me fixe une première limite, qui est de pouvoir être publiée (rires). La deuxième est plus physique et mentale. Je ne dessine pas des choses qui me font mal à la tête et je ne dépasse pas les limites physiques de fatigue qui pourraient faire que la qualité de mon dessin ou de mon histoire décline.
Comment travaillez-vous en tant que mangaka, avez-vous des assistants ?
Mon staff est à majorité féminine. Lorsque il y a des demandes d'embauche, je leur montre mes planches et je leur dis : « voilà, je dessine ce genre de choses, est-ce que cela vous pose un problème ? ». Jusqu'à présent, personne n'a refusé (rires). En ce qui concerne la méthode, je travaille à l'ancienne avec de l'encre, des trames découpées et placées à la main. Seules les illustrations couleurs sont travaillées à l'ordinateur pour la colorisation.
Dans un de vos recueils d'illustrations, on peut voir une histoire où apparaît Black Jack, le personnage d'Osamu Tezuka. Pouvez-vous nous en dire quelques mots ?
Akita Shoten qui publie Love Junkies est propriétaire des droits de Black Jack. De temps en temps, à l'occasion des anniversaires, il y a ce que l'on appelle des projets. Là il y a eu deux ou trois histoires de Black Jack dessiné par des mangakas différents. On m'a demandé à l'époque de tenter l'expérience et j'ai accepté de faire ces planches en hommage à Osamu Tezuka.
Quelles sont vos influences dans le manga ?
J'ai été influencée par Rumiko Takahashi (ndlr : auteure de Lamu, Inuyasha, Ranma ½). Mon premier doujinshi était d'ailleurs une parodie érotique de Ranma ½.
L'un de vos mangas, Inuneko (ndlr : que l'on peut traduire par « Chien et chat »), vient d'être adapté au cinéma au Japon. Qu'avez-vous pensé du résultat final ?
J'avais dit que je n'interviendrais pas sur le tournage à la seule exception que je voulais que le film se termine de manière identique à mon manga. Je ne voulais pas que l'on en change la fin. Après avoir vu le résultat, je le prends comme une œuvre qui n'est pas la mienne mais qui est parallèle à mon manga.
Pouvez-vous nous parler de votre association Be Smile ? Comment l'idée vous en est-elle venue ?
En lisant les nouvelles, j'ai été frappée par le nombre d'histoires concernant l'enfance maltraitée, comme les cas d'enfants bloqués chez eux sans avoir le droit de sortir pendant des années. Etant moi-même mère de deux enfants, deux filles, cela m'a fait un choc. J'en ai discuté avec des amis et j'ai pensé qu'il fallait agir. J'ai rencontré un ami, Sôichi Moto, qui a dessiné des mangas engagés sur l'enlèvement de Japonais par les forces nord-coréennes. Lorsque je lui ai parlé de Be Smile, il a dit : « on y va, on y va !». Et il a élevé le projet à un niveau que je ne pensais pas atteindre au début. Sur son impulsion, nous avons touché tout le Japon.
Avez-vous eu des difficultés à réunir de nombreux mangakas talentueux ?
Il n'y a pas eu de difficulté majeure, ces auteurs ont été réceptifs. Il y a bien sûr des participants dont les idées sur la manière de procéder ne correspondent pas à ce que nous voulons. Mais si le résultat convient, il n'y a pas de problème.
Envisagez-vous d'étendre votre action au monde entier puisque l'on trouve des dessinateurs partout ?
Est-ce qu'on peut le faire ? Ça, c'est une autre question mais il est vrai que l'enfance maltraitée est malheureusement un drame qui ne se résume pas au seul Japon. Personnellement, j'aimerais que cela s'étende au monde entier.
C'est la première fois que vous découvrez le public français, que pensez-vous de son accueil ?
La France a pour nous Japonais une image artistique, et c'est un honneur à nos yeux d'être invité en France. Pour moi qui dessine un genre difficile, destiné à un public insulaire, être publiée et invitée à l'étranger est quelque chose d'extraordinaire. Je n'aurais jamais cru que cela pourrait arriver un jour.
Propos recueillis par Frédéric frot
Remerciements à Pierre Giner