Interview : Jean-Paul Salomé
Le 25/06/2010 à 18:21Par Elodie Leroy
Jean-Paul Salomé nous a accordés un peu de temps pour répondre à nos questions sur ce film intrigant et quelque peu surprenant de sa part au vu de sa carrière ces dernières années. Le cinéaste revient sur la genèse du projet, son contact avec le vrai Frédéric Bourdin, son travail avec les acteurs et ses envies cinématographiques.
Filmsactu.com : Après avoir enchaîné plusieurs films grand public ou ancrés dans la fantaisie, vous changez radicalement de style. Qu'est-ce qui vous a donné envie de changer d'univers ?
Jean-Paul Salomé : J'avais déjà réalisé auparavant un film inspiré d'un fait divers : Restons Groupés. Quant à Les Femmes de l'Ombre, il ne partait pas d'un fait divers mais d'un fait historique. Cette fois, c'est une histoire vraie, c'est plus qu'un fait divers. J'ai effectivement adopté un ton très différent de ce que j'avais fait auparavant : j'ai lu cette histoire que j'ai trouvée incroyable et j'ai eu envie de la raconter, de l'adapter, tout en sachant pertinemment que cela m'amènerait vers un autre univers. Après l'expérience de ces trois films à grand spectacle ou de fantaisie, j'avais envie de faire autre chose et de revenir vers un cinéma plus simple mais aussi plus compliqué en un certain sens, c'est-à-dire plus ambigu et plus noir que ce que j'avais fait pendant les dix dernières années. C'était aussi une manière de tourner une page et de me diriger vers un travail différent d'écriture cinématographique et de mise en scène.
Qu'est-ce qui vous a particulièrement attiré dans l'affaire Frédéric Bourdin ?
D'abord le personnage de Frédéric Bourdin, que je ne comprenais pas et dont les motivations me semblaient à la fois simples et complexes. J'étais attiré par le mode de vie de ce garçon qui décide de suivre une voie très particulière en se glissant dans la peau des autres, souvent de personnes mortes, pour essayer de régler un problème intime. Je voyais cela comme une sorte de thérapie grandeur nature. Je trouvais cette démarche très éloignée de moi et en même temps j'avais envie de la montrer. D'autre part, cette histoire m'offrait une opportunité que j'attendais depuis longtemps, celle de tourner à nouveau aux Etats-Unis puisque dans l'histoire, le personnage fuit l'Europe pour s'introduire dans une famille américaine. J'avais déjà tourné là-bas pour Restons Groupés mais c'était une comédie française avec des acteurs français. Cette fois-ci, je pouvais faire un vrai film américain, avec des comédiens anglo-saxons et en langue anglaise. Tous ces challenges mélangés me stimulaient énormément.
Votre vision du personnage de Frédéric Bourdin a-t-elle changé au cours du processus de production ?
Je dirais que le personnage est inspiré de Frédéric Bourdin mais ce n'est pas lui à proprement parler. L'histoire n'est pas la sienne au millimètre près. D'ailleurs dans le film, on l'appelle Frédéric Fortin, pour la simple raison que j'ai voulu donner ma propre vision de ce personnage. Il est suffisamment ambigu, suffisamment opaque, pour ne pas se laisser enfermer dans un carcan cinématographique qui aurait l'ambition de détenir les clés de la vérité. Je ne voulais pas dire : "voilà, c'est l'histoire de Frédéric Bourdin, regardez bien, nous allons tout vous expliquer". Les choses sont plus complexes que cela. Selon moi, le cinéma n'est pas forcément le meilleur vecteur pour expliquer ce genre de choses. Je cherchais à montrer qui il était à ce moment-là, mais je ne cherchais pas à tout expliquer en disant qu'il avait eu une enfance malheureuse, qu'il n'avait pas eu l'amour d'une mère et qu'il cherchait une autre mère. Je trouve que montrer un jeune homme s'introduire dans la peau d'un adolescent est déjà suffisamment fort pour que l'on comprenne que quelque chose ne s'est pas fait dans le passé. Je fais confiance au spectateur pour tirer ses propres conclusions sans montrer ce passé. Selon moi, le spectateur est suffisamment intelligent pour reconstruire son passé. Ou alors, il aurait fallu aller dans une vraie psychanalyse et là, c'est autre chose.
Le film nous balade entre plusieurs points de vue : on voit d'abord ce jeune homme de l'extérieur comme quelqu'un de dérangé puisqu'il se fait passer pour un adolescent, et ensuite, on glisse vers son regard à lui sur cette famille dysfonctionnelle qui cache plein de secrets et de souffrances, avant d'évoluer encore vers le point de vue de la flic. Comment avez-vous travaillé cet équilibre ?
Cette envie d'un portrait impressionniste et un peu morcelé du personnage était déjà présente dans le récit qu'en avait fait Christophe d'Antonio dans le livre. C'était un mélange de différentes époques de la vie de Frédéric Bourdin, ce n'était pas un récit linéaire. Ce qu'a fait d'Antonio dans le livre m'a inspiré pour une forme cinématographique. Je voulais moi aussi y aller par touches, entre ce qu'il a fait en Amérique, en Espagne, quand il est sorti de prison ou en France. J'aimais ce mélange qui créait un portrait tout en laissant des zones d'ombre pour éviter de tout expliquer. Si j'avais raconté les choses de manière linéaire, il aurait fallu être beaucoup plus didactique et prendre le spectateur par la main, ce que je ne voulais pas faire. Avec cette approche, le spectateur a sa place et peut reconstruire lui-même l'histoire avec sa sensibilité. J'aime ces histoires où tout n'est pas vendu, pré-vendu, prémâché.
C'est d'ailleurs parfois ce que l'on reproche souvent aux biopics à l'américaine.
Oui tout à fait. On veut tout expliquer, nous montrer à coups de flash back pourquoi le personnage agit de telle manière. Or il y a des moments où il est inutile de montrer ce qui s'est produit il y a quinze jours, il y a six mois ou il y a six ans. On le comprend très bien par soi-même.
Vous n'aviez pas peur, parfois, de tomber dans le pur thriller ?
Je trouvais le film trop riche psychologiquement pour n'en faire qu'un thriller où l'on allait se focaliser sur la découverte du tueur. L'histoire allait au-delà, mais comme il y a tout de même des morts et de la police, le côté polar imprégnait naturellement le film. Mais selon moi, Le Caméléon est plus un thriller psychologique, voire un drame psychologique, qu'un vrai thriller avec un mystère et une résolution bien déterminés.
Comment avez-vous choisi Marc-André Grondin ? Aviez-vous vu ses précédents films et qu'est-ce qui vous a fait penser qu'il s'agissait de la bonne personne ?
Une fois que j'ai eu fini de travailler sur le scénario avec la scénariste, Natalie Carter, je me suis bien sûr demandé qui serait l'interprète idéal. Je n'avais personne en tête au moment de l'écriture. J'ai rencontré quelques comédiens français et il se trouve que l'on m'a parlé de Marc-André qui est canadien et dont j'avais le souvenir dans ce film éblouissant qu'est C.R.A.Z.Y.. Il était formidable et il jouait justement aussi un adolescent qui devenait un jeune homme. Je savais qu'il avait cette facilité à se transformer physiquement et qu'il était forcément très bon comédien pour arriver à faire cela aussi jeune. Je savais aussi qu'il pouvait modeler son visage de manière à passer par moments pour un adolescent de 16 ans et à d'autres pour le jeune homme de 23 ans qu'il était, avec un mélange de séduction et de choses plus ingrates. D'autre part, il avait aussi l'avantage d'être totalement bilingue, de passer de l'anglais au français, ce qui était une condition sine qua non. Peu de comédiens chez nous ont cette facilité-là. Quand je l'ai rencontré, j'ai été ravi de son enthousiasme, de sa rapidité à répondre, de la manière dont il avait lu le scénario.
A-t-il énormément préparé son personnage ?
Je pense qu'il a lu beaucoup de choses, qu'il a vu des documentaires et qu'il a été sur le net voir des images de Bourdin, le vrai. On peut trouver pas mal de vignettes sur le net dans lesquelles Bourdin s'exprime. Une fois qu'il avait lu le scénario, je lui ai proposé de le rencontrer et je lui ai dit que Bourdin n'était pas contre. Mais Marc-André n'a pas souhaité le faire afin de ne pas tomber dans le mimétisme et dans l'illustration. Pour lui, le scénario était déjà un scénario et il ne voulait pas se raccrocher à une réalité trop palpable. En même temps, il a trouvé naturellement ce personnage par lui-même. Rien qu'avec sa démarche, sa manière de s'habiller et de se coiffer, son attitude difficile à décrypter, Marc-André a retrouvé cette vérité. Il a cette approche anglo-saxonne qui consiste à construire les choses, à se nourrir d'éléments pour ensuite forger l'interprétation que vous voulez. Les comédiens anglo-saxons arrivent avec des valises pleines. Ils ont bossé, ils ont réfléchi, ils vous proposent des choses, et c'est ensuite à vous de faire le tri et de leur indiquer la direction.
Ce n'est pas le cas avec les comédiens français ?
Bien sûr que si ! Je ne dis pas qu'ils ne travaillent pas leur personnage. Mais l'approche est tout de même différente. J'ai l'impression que les Américains s'investissent davantage dans le travail de préparation en amont. En France, nous avons des comédiens très brillants, mais ils sont plus instinctifs. Pour faire cela, il faut être très doué. Les comédiens américains ne font pas forcément confiance à l'instinct et travaillent davantage en amont. Ensuite, si tout cela est bien digéré, l'instinct peut revenir et toutes ces choses remontent d'elles-mêmes. C'est une autre méthode.
Justement, comment s'est passé le travail avec Ellen Barkin, qui interprète la mère de cette famille ? Sa composition est vraiment époustouflante...
De la même manière : elle avait vraiment travaillé son physique, sa coiffure, son maquillage ou plutôt son absence de maquillage. Elle avait même bossé sa silhouette puisqu'elle se mettait des faux ventres pour créer cette apparence de femme alcoolique bedonnante, avec ces petites jambes. Je trouvais cela extrêmement émouvant. Quand elle est arrivée sur le plateau, elle avait déjà tout ce bagage avec elle. En plus, elle avait fait des recherches sur la véritable mère de la famille en question, qui était effectivement alcoolique et junkie. Il ne s'agit pas d'une invention de notre part. C'était aussi une femme très fermée, presque un bloc de haine, et je pense que c'est ce qui a nourri l'interprétation d'Ellen. Elle m'a demandé ce que je pensais de tout cela et j'ai tout accepté car je trouvais cela formidable.
On a l'impression que cette relation entre Frédéric et cette mère qui n'est pas la sienne devient peu à peu le cœur du film...
Oui. Je suis heureux si vous ressentez cela parce que c'était une des parties du film qui m'intéressait le plus et qui m'a donné le plus de courage pour affronter cette histoire. Que ces deux personnes aient l'espoir de créer une relation mère-fils alors que chacun sait ou se doute que l'autre n'est pas la bonne personne est absurde mais aussi extrêmement touchant et violent. Le travail qu'ont fait Marc-André Grondin et Ellen Barkin pour arriver au cœur de ces scènes résulte d'une confiance réciproque impliquant tout le monde. Une confiance entre eux deux bien sûr, mais aussi entre eux et moi, ou entre eux et la caméra. Je pense que ce sont les scènes dans lesquelles ils se sont le plus donnés, je dirais même abandonnés. Arriver à ces scènes d'intimité, de sentiment et par moments de violence n'était pas simple. Il a fallu beaucoup de courage à tout le monde. Après avoir vu le film, Ellen m'a d'ailleurs laissé un mot très émouvant pour me remercier de la confiance que je lui avais accordée. Je la remercie d'ailleurs aussi pour sa confiance. Je dirais même qu'en tant que metteur en scène, c'était une des plus belles expériences que j'aie vécu.
Vous filmez beaucoup le décor de la ville industrielle, que l'on perçoit comme inhumaine et sans âme.
La région est comme cela. Ce n'est pas celle dans laquelle l'histoire vraie s'est déroulée : elle s'est passée au Texas. Mais quand j'ai visité la région et les lieux d'origine, j'ai eu l'impression de m'acheminer vers du documentaire, d'autant que certains décors rappelaient trop de films connotés. J'avais l'impression de remarcher dans les pas du cinéma américain. La Louisianne était plus vierge et elle offrait à la fois ces paysages et cette nature incroyables, étrange et inquiétante, et ce caractère industriel que l'on retrouve là-bas. Surtout à Bâton-Rouge qui est un grand centre pétrochimique. C'est l'une des régions les plus pauvres d'Amérique et les plus touchées par la crise. Elle touche toutes les couches de la population, aussi bien noires que blanches. D'ailleurs, la famille d'origine dans le fait divers avait ces origines-là. C'était des "white trash" comme on dit, vivant dans ces trailer parks qui ressemble à ces grosses caravanes sur briques, à des petites maisonnettes construites en tôle. C'était l'une des régions les plus ancrées dans cette réalité sociale. Je voulais montrer cette réalité sans la styliser.
Frédéric Bourdin a-t-il vu le film ?
Pas encore. Je lui ai proposé dès que le film a été terminé et encore récemment quand les projections ont commencé, mais je ne sais toujours pas s'il va aller le voir. J'ai agi comme je l'avais fait lors de la phase du scénario. Il l'avait lu et il l'a agréé, il l'a compris. Il m'a demandé deux ou trois modifications, que j'ai faites d'ailleurs, mais il a trouvé le scénario fidèle dans l'esprit à ce qu'il était à l'époque et à ce qu'il avait vécu. Nous avons eu l'honnêteté de ne vouloir ni l'accabler ni l'idéaliser. Nous avons voulu conserver une distance réaliste et humaine, afin de montrer les zones d'ombre, les zones grises mais aussi les côtés touchants, agaçants, repoussants que pouvaient avoir ses actes. Il est tout de même violent de s'introduire dans ces familles et de prendre la place d'enfants morts. C'était pour lui une manière de s'en sortir et de passer à autre chose. Mais je ne veux pas le condamner même si je peux réprouver cette démarche.
La durée du tournage était très réduite, était-ce une difficulté supplémentaire ?
Le film s'est fabriqué comme un film indépendant américain. Par rapport à mes trois films précédents, ce n'était pas du tout les mêmes méthodes de production, ni les mêmes budgets. J'ai dû tourner le film en 28 jours, ce qui est rapide mais m'a obligé à aller vers une écriture plus sèche, sans fioriture. Cela correspondait parfaitement avec le type de film que j'avais envie de faire. En d'autres termes, je ne me suis pas senti frustré. C'est au contraire l'un des films où je me suis senti le plus libre sur le plateau. J'avais moins de temps et moins d'argent que d'habitude et j'en ai moins souffert que sur d'autres où je disposais de gros moyens.
En tournant des films à gros budget, vous êtes-vous senti enfermé dans des contraintes ?
Oui. Après ces trois films que je ne regrette pas et qui sont Belphégor, Arsène Lupin et Les Femmes de l'Ombre, j'avais envie d'explorer un autre style de cinéma, une autre sensibilité. Je voulais passer à autre chose. J'ai trouvé le sujet qui me permettait de le faire.
Qu'avez-vous prévu prochainement ?
Des vacances... (rires). J'ai d'autres choses en tête mais je ne peux pas encore en parler. Mais il est vrai que ce film m'a ouvert des portes vers un cinéma plus exigeant. J'ai l'impression d'y être à l'aise et d'avoir envie de creuser dans cette veine. Mais cela ne veut pas dire que j'abandonnerai l'autre pan de ma filmographie. J'ai la chance de faire ce métier et j'ai envie d'explorer différents styles. Certains cinéastes se plaisent à toujours creuser dans le même sillon pour que tout le monde puisse bien les identifier, dans la profession ou la critique. Je ne suis pas dans cette case. J'aime aller là où on ne m'attend pas. Quand on doit s'investir deux, trois voire quatre ans dans un film, il faut vraiment avoir envie de le faire. Que l'on aime ou non les films que j'ai faits auparavant, je les ai tous faits par envie. Celui-là comme les autres, sauf que c'est un autre registre, et j'en suis fier.
Propos recueillis par Elodie Leroy