L'Artiste et son modèle avec Jean Rochefort : la critique du film
Le 12/03/2013 à 10:01Par Marine Le Gohebel
Notre avis
Si les réflexions sur l'art et sur le processus créatif ne sont pas d'une grande innovation et ne surprendront pas les spectateurs, le film n'en est pas moins un hommage à la création, à la nostalgie et est emprunt d'une belle mélancolie. Il doit être vu comme une pause, un répit, une invitation à regarder les choses différemment, à la lenteur et à l'oisiveté stimulante. Si l'alchimie ne s'opère pas avec la jeune actrice espagnole Aida Folch pour qui nous ressentons peu d'empathie, Jean Rochefort est parfait en vieil homme hirsute et replié sur lui-même. Et puisqu'il n'est pas certain que nous le revoyons sur nos écrans, offrons-nous une pause poétique dans un monde qui en est souvent dénué. Découvrez ci-dessous notre critique de L'Artiste et son modèle.
L’œuvre de Fernando Trueba est protéiforme. Le réalisateur ne cesse d'emprunter des chemins différents et parvient à nous surprendre à chaque œuvre. De ses débuts au sein du mouvement espagnol la Movida, en passant par Belle époque (1994) ou Le miracle de Candal (2005), le réalisateur s'amuse à changer de registre, d'univers et de ton. Il est toutefois possible de discerner parmi ses œuvres diverses un fil rouge qui les relie et les traverse : une réflexion sur l'art et sur la création. L'art est souvent montré comme un refuge lorsque le monde extérieur devient trop violent et est en proie aux pires tourments. C'était le cas du vieux peintre désabusé dans l'Espagne franquiste de Belle époque, de ses deux amants musiciens dans le très beau Chico y Rita, ou encore des protagonistes du Miracle de Candal. Il s'agit d'être en mesure de discerner la beauté alors que le monde est plongé dans l'horreur. L'Artiste et son modèle – sa dernière réalisation – n'échappe pas à cette règle et trouve ainsi sa place dans la filmographie du réalisateur espagnol.
Dans un village français du sud de la France en 1943, Jean Rochefort campe un vieux sculpteur désabusé qui est las d'observer les désordres crées par ses congénères et qui attend résigné que la mort vienne le cueillir. La sculpture, il y songe encore, mais voilà plusieurs années qu'il n'est pas parvenu à créer quelque chose dont il soit fier. Son épouse (facétieuse et mutine Claudia Cardinal) semble y croire plus que lui. Elle a été son modèle pendant de longues années. Elle connaît les corps susceptibles de plaire à son vieil époux. Justement, elle croise une jeune femme espagnole qui s'est évadée des camps de réfugiés et se dit "banco !". Ni une ni deux, elle la ramène chez elle, la présente à son mari et lui susurre implicitement "au travail". De la présentation des personnages jusqu'à la remise au travail de Marc Cros, les séquences passent très rapidement. Loin de desservir le film, on comprend facilement que ce n'est pas ce qui intéresse le réalisateur.
Ce qu'il entend montrer, c'est le chemin tortueux que l'artiste doit emprunter avant de parvenir à créer une œuvre, son œuvre, celle qui est muée par une idée. Le réalisateur souhaite mettre en scène les douleurs que l'artiste s'inflige avant de trouver ce qui fera de son œuvre quelque chose d'à part. Ces chemins sinueux ne sont pas sans rappeler la genèse du film. L'idée de ce film, Fernando Trueba l'a eue il y a plusieurs années. A la mort de son frère sculpteur, il l'a abandonnée. Seulement l'idée a survécu. Elle est restée là, nichée dans un coin, lancinante et refusant de le quitter. Et puisque toute œuvre doit répondre à l'impérieuse nécessité d'une idée, il s'est remis au travail, confiant le scénario à Jean-Claude Carrière. Il est donc question de mise en abîme. Après tout, "tout film est un documentaire sur son propre tournage" comme aimait le répéter Jacques Rivette. La comparaison avec le film La Belle Noiseuse (1990) de ce même Jacques Rivette n'est pas incongrue. On pense également à La Frontière de l'aube (2008) de Philippe Garrel. Il s'agit bien de la relation qui se lie entre l'artiste et celle qui pose pour lui : ici deux êtres délaissés qui doivent s'apprivoiser. L'alchimie opère peu à peu. Lentement la complicité s'installe. Plus que le choix esthétique d'un film en noir et blanc, ce qui rend cette œuvre iconoclaste, c'est le choix de la lenteur. Durant cette une heure et trente minutes, il ne se passe pas grand chose. Le réalisateur espagnol filme avec une mélancolie certaine le bruit du vent dans les arbres, les fougères, l'eau d'un ruisseau, les corps et l'humilité de l'artiste qui souhaiterait suspendre le temps pour capturer la beauté de l'instant présent. Il aimerait une femme "comme un rocher, comme une plante sortie de terre, comme la mer". C'est une lutte cruelle contre le temps qui est mise en scène. L'Artiste sait ses heures comptées. Parviendra-t-il à finir son œuvre à temps ? "Guerre ou pas guerre, j'ai une sculpture à faire et je ne suis pas sûr d'y arriver". Marc Cros a beau se tenir éloigné des turpitudes humaines, celles-ci le rattrapent inexorablement. Qu'il s'agisse de cet officier allemand intéressé par son art ou de ce résistant blessé qu'il est contraint d'héberger, il a beau vouloir se tenir éloigné de son époque, celle-ci sait le rappeler à l'ordre.
Fernando Trueba semble faire fi des courants et des modes. Son film n'est pas dans l'ère du temps. L'hommage rendu au cinéma français, ceux de Jean Renoir et de François Truffaut, est évident. Le réalisateur multiplie les plans séquences qu'affectionnaient le réalisateur de la Règle du jeu. Il compose ses plans comme des tableaux, comme des scènes bucoliques. Le spectateur est ainsi plongé, à l'image du protagoniste, dans un monde onirique, loin – bien loin – de la réalité, dans un monde suspendu où seul l'art compte. Les raccords utilisés sont également un hommage au film muet, en utilisant l'ouverture/fermeture à l'iris (figure qui consiste à mettre l'accent sur un fragment de l'image), le réalisateur multiplie les références. Surtout, il réussit l'exploit de nous proposer une réflexion d'une percutante acuité en utilisant des procédés à priori vieillis et démodés. De la même façon que The Artist était un hommage au cinéma muet des années 1930 et savait nous parler de notre époque, celle où le cinéma est en proie à de profonds bouleversements, L'Artiste et son modèle nous invite à réfléchir sur notre contemporanéité.