Les Poupées du diable
Le 17/08/2009 à 10:00Par Sabrina Piazzi
Malgré une carrière commerciale déclinante, Tod Browning signe avec Les Poupées du diable un film d'une jeunesse ébouriffante, profondément nihiliste et dramatique dont le final déchirant marquera longtemps les spectateurs. C'est ce qu'on appelle un magnifique chant du cygne qui n'a pas pris une seule ride plus de 70 ans après et qui s'impose comme un signal d'alarme tiré bien avant l'avènement de la Seconde Guerre Mondiale. Il serait temps que l'œuvre de Tod Browning soit enfin réhabilitée afin que le metteur en scène ne demeure pas éternellement l'homme qui a réalisé Freaks, la monstrueuse parade.
Considéré à juste titre comme l'un des précurseurs et l'un des maîtres du cinéma fantastique des années 20 et 30, Tod Browning signe avec Les Poupées du diable son 61ème et avant-dernier film qui ressort cette semaine dans les salles. Quatre ans après Freaks, la monstrueuse parade qui reste probablement son oeuvre la plus célèbre (malgré un échec cuisant au box-office à sa sortie en 1932), le réalisateur américain délaisse quelque peu l'horreur mais conserve un humour noir surprenant et une touche fantastique illustrée par des effets spéciaux aujourd'hui encore miraculeux.
Les Poupées du diable est l'adaptation du roman "Brûle sorcière brûle" de Abraham Merritt. Le cinéaste s'entoure de son co-scénariste Garrett Ford avec qui il avait déjà collaboré sur Dracula (1931) et Les Révoltés (1920), ainsi que du célèbre acteur et réalisateur Erich Von Stroheim. Le film marque également la quatrième collaboration du cinéaste avec Lionel Barrymore qui livre ici une de ses plus célèbres interprétations, passant près de la moitié du film déguisé en vieille dame fragile et innocente et renvoyant au subterfuge déjà utilisé par Lon Chaney dans Le Club des trois, réalisé par Tod Browning en 1925.
Mélange dantesque et habile de drame et de fantastique, Les Poupées du diable permet à Tod Browning de sonder une fois de plus les profondeurs de l'âme humaine souvent tourmentée de ses personnages. Si le fantastique est ancré dans une sombre réalité, c'est pour appuyer le dessein d'un homme (Lionel Barrymore) envoyé au bagne après une trahison, qui, une fois évadé, décide de se venger de ceux qui l'ont berné par le biais d'une expérience scientifique. En les rapetissant, il espère ainsi laver son nom et donc celui de sa fille afin de lui ôter toute honte. Le lien avec Le Comte de Monte-Cristo d'Alexandre Dumas est de ce fait incontestable, Lionel Barrymore interprétant Paul Lavond, double d'Edmond Dantès obligé de se travestir afin d'approcher ceux qui lui étaient proches. Il rend ainsi visite à sa fille (qui ignore sa véritable identité) campée par Maureen O'Sullivan, rendue célèbre quelques années auparavant pour son rôle de Jane dans la série des Tarzan avec Johnny Weissmuller.
Le fantastique est mis au service d'une histoire universelle dans lequel le spectateur s'attache à un personnage meurtri mais usant de moyens somme toute contestables afin de punir ceux qui l'ont accablé. Mis en scène avec virtuosité et reposant sur la formidable interprétation de Lionel Barrymore et des effets spéciaux furieusement poétiques, Les Poupées du diable est un film percutant, audacieux et ténébreux qui demeure à l'origine
de la vocation de nombreux cinéastes tels que Tim Burton. Il n'est d'ailleurs pas anodin de penser que son Sweeney Todd, le diabolique barbier de Fleet Street soit une relecture (nettement moins bonne certes) des Poupées du diable, le personnage de Johnny Depp arborant la même coupe à la mèche blanche que porte Rafaela Ottiano dans le film de Tod Browning et n'ayant qu'une idée en tête... se venger de ceux qui l'ont injustement envoyé en prison.
Enfin, Les Poupées du diable met en scène des individus miniaturisés dont le lavage de cerveau entraîne une obéissance irréfléchie à celui qui leur donne des ordres. Un soldat parfait, sans retenue et sans âme qui n'a d'autre fonction que de servir celui qui les dirige. Le film date de 1936, époque à laquelle la Wehrmacht venait de déclarer caduque les dispositions du Traité de Versailles et la collaboration de l'Autrichien Erich Von Stroheim devient alors comme une évidence qui donne comme un second sens troublant au film de Tod Browning après la projection. Im-man-qua-ble !