Love Letter
Le 18/02/2009 à 11:20Par Caroline Leroy
Notre avis
La sortie de Love Letter est un événement en soi : en dépit de son talent, de la reconnaissance qu'il a acquis chez les amateurs de cinéma japonais à l'international, Shunji Iwai n'avait jamais été distribué en France jusqu'à présent, que ce soit en salles ou en DVD. On aura certes pu se délecter de la projection de Swallowtail Butterfly lors de la première édition du Festival du Film Asiatique de Deauville en 1999, ou découvrir l'un de ses courts métrages à la fin du très sympathique Jam Films édité par WE Productions à la fin de l'année 2006, mais le fait est que ses films sont (trop) longtemps restés réservés à un public amateur d'imports. Cette absurdité est d'autant plus regrettable que le cinéma de cet auteur raffiné est particulièrement accessible, dans sa forme comme dans son contenu, qui est très universel. C'est le cas de Love Letter, l'une de ses oeuvres les plus marquantes et les plus représentatives de son talent exceptionnel à faire surgir le beau d'un petit rien.
Avec ce long métrage sorti au Japon en 1995, Shunji Iwai fait le pari risqué de construire un long métrage entier à partir d'un simple échange épistolaire, procédé peu cinégénique s'il en est. La première partie de Love Letter est ainsi rythmée par les allers-retours du courrier attendu avec une impatience toujours plus grande de part et d'autre, tandis que le contenu des lettres nous est simultanément révélé en voix off. Malgré les kilomètres qui les séparent - Hiroko habite à Kobe et Itsuki dans le nord du pays, à Otaru -, ces deux amies qui ne se sont jamais rencontrées paraissent immédiatement intimes, sentiment encore renforcé par la teneur de leurs échanges. Plutôt que de parler d'elles-mêmes, elles s'écrivent afin de mettre en commun des bribes de souvenirs concernant celui qui fut le mari de la première et le camarade de lycée de la seconde. Autre motif d'étonnement et pas des moindres : les deux personnages, Hiroko Watanabe et Itsuki Fujii, sont interprétés par une seule et même comédienne, Miho Nakayama. Chose plus curieuse encore, l'évidence ne s'impose pas immédiatement, tant l'actrice se fond avec la même aisance dans le rôle de la discrète Hiroko que dans celui de la fraîche et joyeuse Itsuki. Cet étonnant parti-pris vient illustrer de façon concrète la dynamique de ce film qui repose sur de constants et subtils jeux de miroirs.
L'histoire de Love Letter est a priori celle de Hiroko, jeune femme bien sous tous rapports que la vie semble pourtant avoir peu à peu éteinte. Même la mort de son mari ne semble pas l'avoir affectée autant qu'elle ne se le serait imaginé. Gentille, serviable, appréciée de son entourage, elle se montre ainsi incapable de formuler ce qu'elle désire réellement, ce qui semble agacer fortement son meilleur ami et soupirant malheureux, le boute-en-train Akiba (Etsushi Toyokawa). L'intrusion soudaine de cette lointaine Itsuki Fujii dans sa morne existence, intrusion qu'elle a malgré elle appelée de ses voeux en la sollicitant la première, va tout d'abord titiller sa curiosité, un sentiment auquel elle n'avait pas goûté depuis longtemps. De plus en plus avide de détails, d'anecdotes inédites sur la jeunesse de son défunt mari, elle ne tarde pas à s'apercevoir qu'elle ne savait en définitive pas grand-chose de lui. Elle l'avoue d'ailleurs à sa nouvelle amie : le Itsuki Fujii que celle-ci lui dépeint n'est pas celui qu'elle a côtoyé. De son côté, sa correspondante Itsuki ne cherche qu'à lui rendre service. Coincée chez elle à cause d'un rhume, elle envisage cet échange comme un divertissement agréable, rien de plus. Toutefois, la situation ne va pas tarder à s'inverser radicalement. Alors que Hiroko se pose au départ comme la personne demandeuse, Itsuki voit peu à peu ses propres souvenirs enfouis revenir à la surface, par fragments, en lui fournissant cette matière. Et bien qu'elle se soit prêtée au jeu avec nonchalance au départ, elle s'aperçoit qu'elle en vient peu à peu à toucher à quelque chose d'intime, une part d'elle-même qu'elle avait refoulée naturellement avec les années.
Avançant à pas feutrés, Shunji Iwai pénètre peu à peu l'âme de ses personnages pour mieux la mettre à nu, et il le fait avec une rare pudeur. A partir du moment fatidique où les souvenirs d'Itsuki ressurgissent enfin, suite à un flash brutal, Love Letter bascule du même coup dans une chronique adolescente d'une grâce inouïe, bâtie autour de la complicité tout en non-dit qu'entretenaient alors les deux jeunes Itsuki Fujii. Un film dans le film, dont les adolescents deviennent de fait les héros, merveilleusement interprétés par les deux adorables comédiens que sont Miki Sakai (la jeune fille) et Takashi Kashiwabara (le jeune garçon). Ces passages magiques, faits d'actes manqués, de chassés-croisés idiots où la fierté prend le pas sur tout, de petites choses minuscules qui veulent tout dire, interpellent directement les adultes que nous sommes. Ces souvenirs épars que la jeune femme avait fini par considérer comme dérisoires eu égard à ses préoccupations quotidiennes d'adulte, se révèlent sous un nouveau jour, c'est-à-dire comme le bien le plus précieux qui soit : et si tout s'était passé à ce moment-là ? A travers quelques scènes, dont certaines sont très drôles, Shunji Iwai parle de l'adolescence avec une extraordinaire justesse, sans jamais céder à la facilité de la distance narquoise dont raffolent nombre de cinéastes américains. Il reconnecte à l'inverse l'adulte qu'est devenue Itsuki avec l'adolescente qu'elle a été : différentes l'une de l'autre, elles sont pourtant bel et bien une seule et même personne. De même que Hiroko devra effectuer un voyage physique, afin de se trouver elle-même, en se rendant jusqu'à Otaru en compagnie d'Akiba, Itsuki replonge dans ce passé à la fois lointain et très proche pour accéder à sa propre vérité.