Guillermo del Toro : "Les émotions sont le nouveau punk" interview la Forme de l'eau
Le 20/02/2018 à 18:34Par Veronica Sawyer
A cette occasion, Guillermo del Toro est passé à Paris en octobre dernier discuter de son film avec le compositeur français Alexandre Desplat.
Voici quelques extraits de cette passionnante conversation.
"L'émotion est le nouveau punk"
D’où est venu l’idée de la Forme de l’eau ?
Guillermo del Toro : J'ai découvert très jeune l’Etrange créature du lac noir de Jack Arnold. Je me souviens avoir été profondément marqué en découvrant la créature nageant sous Julie Adams en maillot de bain blanc. Instantanément, je suis tombé raide dingue de Julie Adams. Puis de la créature (rires). Puis de l’idée de l’amour entre eux. Je me suis mis à espérer qu’ils puissent vivre pleinement cette passion. Mais ce n’est pas ce qui est arrivé. La créature a été tuée. Pour moi, c’était le film le plus injuste que je n’avais jamais vu. Il m’a fallu 46 ans pour l’accepter.
Votre créature est donc un hommage direct ?
Guillermo : Oui et en même temps, elle est très différente. Ce n'est pas juste une créature sauvage. C'est un dieu que je voulais sexy.
Pourquoi ce titre La Forme de l'eau ?
Guillermo : L’eau est l’élément le plus puissant de l’univers. Elle est flexible, n’a pas de forme et prend la forme de n’importe quelle chose qu’elle habite. Exactement comme l’amour. Elle n’a pas de forme et peut terrasser n’importe qui. Tu ne choisis pas de qui tu tombes amoureux. Qu’importe ta religion, ta race, c’est une force qui peut absolument tout briser. A l’instar de l’eau. En ces temps de peur, où la technologie nous contrôle et nous sépare, je voulais réaliser un conte de fée, avec du merveilleux, qui parlait d’amour mais avec des émotions et de manière adulte. On a peur des sentiments de nos jours. Pour moi, les émotions sont le nouveau punk. C’est ce qui te fait prendre des risques, te rend courageux, téméraire.
Alexandre Desplat, comment êtes-vous entré dans l’univers de Guillermo del Toro ? Votre musique est aussi fluide que sa mise en scène.
Alexandre Desplat : Quand j’ai vu le film pour la première fois, j’ai dit à Guillermo que c’était un film avec un flow ininterrompu, donc extrêmement musical. Les deux challenges pour moi sur ce film étaient de trouver des motifs qui aient la forme de l’eau et des orchestrations qui fassent aussi référence à l’eau. On a beaucoup parlé et échangé ensemble. La relation avec un metteur en scène comme Guillermo est très intime parce qu’il est rempli de passion, d’idées et de désir. Pour l'anecdote, je me suis rendu compte par la suite que le thème du film qui est le thème d'ouverture contient des arpèges en forme de vague.
"Ce film est post thérapie, post crise de la cinquantaine, post 25 ans de travail épuisant et difficile."
Guillermo, vous êtes crédité comme l’une des voix de la créature ?
Guillermo : Je fais la voix de beaucoup de mes créatures. Pas toutes. Nathan (Robitaille, responsable sonore) s’occupe de celles qui sont joyeuses et je fais celles qui souffrent et qui ont des problèmes respiratoires (rires). Pour ce film, on l’a mixé avec des sons de baleine, la baleine et moi sommes anatomiques proches (rires). Je le fais dans chacun de mes films. J’ai aussi fait des Kaiju sur Pacific Rim et le Pale Man dans le Labyrinthe de Pan, j’ai fait les insectes sur Cronos.
Pourquoi avoir fait ce film maintenant ? Auriez-vous pu le tourner à un autre moment de votre carrière ?
Guillermo : Je n’aurai pas pu le faire à un autre moment. Quand on me demande, pourquoi ne fais tu pas plus de films comme le Labyrinthe de Pan ou l’Echine du diable, je réponds : "parce que je n’ai pas les idées. Ce n’est pas comme si j’avais un tiroir rempli de ce genre de films. Ils viennent à moi et m’ordonnent de les réaliser". Je m’apprêtais à tourner Pacific Rim quand la trame du film m’est apparu. Je petit-déjeunais avec Daniel Clowes (auteur de roman graphique comme Ghost World, Wilson -njdr) et on a évoqu" un film sur un concierge qui découvre une créature et la ramène chez lui. Je ne voulais pas une histoire avec des héros indestructibles et des scènes de blockbuster. Je voulais raconter quelque chose du point des gens normaux. Un peu comme si je filmais Waterloo mais du point de vue du type qui repasse les pantalons de Napoléon. De là, tout s’est mis en place. Ce film est post thérapie, post crise de la cinquantaine, post 25 ans de travail épuisant et difficile. Puis c’était un défi car il rassemble plusieurs genres, le drame, la comédie, la comédie musicale, le fantastique, le film noir. Je voulais que la caméra soit fluide et en mouvement perpétuel comme de l’eau qui circule. Ce film est le résultat de mes 25 ans d’expérience. Sans cela, il n’aurait pas pu fonctionner. La Forme de l'eau a coûté 19,5 millions de dollars et je voulais qu’il ait l’air d’un film à 60 millions.
"Je ne voulais pas que la Belle soit une putain de princesse Disney. Je voulais qu’elle se masturbe le matin."
Aviez-vous le cast en tête en écrivant ?
Guillermo : J’ai écrit ce film pour Sally Hawkins, Michael Shannon, Octavia Spencer et Doug Jones (qui incarne la créature et qui était Abe Sapiens dans Hellboy -ndr). Doug parce que je le connais depuis 1997, on s’est rencontré sur Mimic puis il a été dans Pan et Hellboy, Octavia parce que personne n’est plus humaine et naturelle qu’elle, Shannon parce qu’il est capable d’exceller en rage et en grace dans la même performance. Mais Sally, j’avais vu une série de la BBC appelée Fingersmith dans laquelle elle tombait amoureuse d’une femme. Sa passion était tellement naturelle et crédible. On y croyait vraiment. C’était vraiment essentiel pour moi. La Forme de l’eau n’est pas juste l’histoire de la fille qui choppe le poisson. Dans cette version de la Belle et la Bête, je ne voulais pas que la Belle soit une putain de princesse Disney. Je voulais qu’elle se masturbe le matin, cire ses chaussures, et que la Bête ne devienne pas un putain de prince. Le concept de l’amour n’est pas de changer l’autre. Si tu m’aimes, pourquoi vouloir me changer. C’est comme si tu achetais une moto et que tu lui rajoutais deux roues de plus. Je voulais un film où la Bête reste une bête et mange le chat, qu’elle fasse peur mais que Sally se reconnaisse en elle. Il me fallait une actrice qui sache écouter et regarder. D’autant plus que son personnage est muet. Je pouvais passer trois ans sur la créature, mais si je n’avais pas quelqu’un en face qui la regarde de la manière dont Sally la regarde, cela n’aurait pas fonctionné. J’ai vraiment écrit le rôle en pensant à elle alors que je ne la connaissais pas.
Ce film est une vraie déclaration d’amour au cinéma et à la télévision des années 60.
Guillermo : Le film est passionnément amoureux du cinéma. Du cinéma classique. Mais je ne voulais pas de références trop évidentes. Quand Sally et son voisin regardent la télé ou vont au cinéma, l’erreur aurait été de mettre Chantons sous la pluie ou Citizen Kane. Il y a des quantités de réalisateurs qui sont amoureux du grand cinéma. Moi j’aime Le cinéma. Le cinéma de merde, le cinéma du dimanche. Quand j’étais gamin à Mexico, on allait au cinéma qu’importe ce qu’ils programmaient. Qu’importe si c’était un Tarzan, un film de la Hammer. On rentrait dans la salle même si le film en était au milieu. Ce n’était pas du Woody Allen. On regardait du milieu et on restait ensuite pour le début de la séance suivante. Le cinéma a sauvé ma vie. Et plus d’une fois. Mais pas nécessairement les grands films. Certains films, même s’ils sont mauvais, te touchent à un moment donné parce que tu en as besoin. Une mauvais drame larmoyant est génial quand tu en as besoin. C’est ce cinéma auquel je voulais rendre hommage.
"Je veux que l’audience ressente la douleur. On a derrière nous 100 ans de violence au cinéma qui ne fait pas mal."
Dans vos films Guillermo, on ressent la douleur physique quand les personnages se blessent. Qu'est ce que vous cherchez à transmettre à travers ces scènes ?
Guillermo : Je veux que l’audience ressente la douleur. On a derrière nous 100 ans de violence au cinéma qui ne fait pas mal et qui souvent nous amuse. On la trouve cool. Quand il y a un acte de violence, je veux que l’audience la ressente au lieu qu’elle divertisse. Je ne veux pas de blessure à la Bruce Willis avec un peu de sang. Je veux qu’on sente les nez qui craquent, les coups dans les dents, les bras qui cassent ou les doigts arrachés. Je cherche des blessures que l’on ne voit jamais au cinéma.
Alexandre Desplat, pourquoi l’accordéon et la Javanaise de Gainsbourg dans la B.O ? C’est pour la touche française ?
Alexandre : Pour moi l’accordéon n’est pas français. L’accordéon vient aussi bien d’Italie, d'Allemagne, d’Argentine, et le son d’accordéon que j’utilise n’est pas français. Si vous écoutez des compositeurs qui utilisent l’accordéon pour sonner français, ils empruntent à la musette, qui est un autre registre. Mon accordéon est plus sud américain et proche du tango. On entend accordéon et on pense français, mais c’est faux.
Guillermo : Alors que j’ai demandé du Gainsbourg parce que je me suis dit que c’était mon film français (rires). J’ai écrit le film avec la musique de Georges Delerue et la Javanaise par Serge Gainsbourg mais aussi Madelaine Peyroux. Je m’étais fait une sélection sur iTunes sous le nom Poisson.
Guillermo, dans les remerciements, vous citez Edgar Wright, les Frères Coen, James Cameron et d'autres réalisateurs.
Guillermo : J’ai voulu remercier ceux qui ont lu le scénario et m’ont donné leur avis. L’avis d’Edgar c’était « j’aime tout » (rires). Cela reste une opinion. James Cameron l’a lu, m’a retourné quelques notes, les Coen aussi, surtout dans les dialogues, c'est leur truc. Tous ceux qui l’ont lu, m’ont fait part de commentaires qui m'ont été utiles, Alfonso Cuarón, Alejandro Iñárritu .. Je fais pareil avec leurs films.