Secret Défense
Le 08/12/2008 à 17:30Par Kevin Prin
Genre exploité régulièrement aux Etats-Unis, les films d'agents secrets sont plutôt rares en France, voire en Europe comme en témoigne La Vie des Autres, venu de nulle part. De mémoire, seuls Les Patriotes en 1994 et Agents Secrets en 2004 nous ont marqués comme des films français d'espions à la fois populaires et ambitieux, le premier étant aujourd'hui daté dans son propos et le second particulièrement endormant (pour rester poli). Avec Secret Défense, Philippe Haïm revient fin 2008 à la charge avec un sacré paquet d'arguments pour relancer le genre. Si l'on devait expliquer la réussite de Secret Défense en un point, ce serait son écriture, source des multiples forces du film : rythme effréné, richesse, ambition, histoire, personnages, dialogues et intelligence du propos. Ce à quoi il faut rajouter une interprétation des acteurs absolument parfaite, un vrai sens du suspense, une mise en scène ultra léchée et surtout des thèmes 100% sans concession, tapant autant sur les méthodes des groupes terroristes que sur celles des services secrets, qui dans l'absolu ne valent guère mieux. Avec ça, on se demande comment l'équipe du film, qui s'est octroyée l'aide de véritables agents comme consultants, a pu accoucher d'une œuvre aussi radicale. Le film d'espionnage prend un nouvel essor avec ce jubilatoire Secret Défense !
Une fille qui en a marre de faire la pute pour payer ses études, une petite frappe en pleine galère et un agent secret qui martèle les règles implacables de sa profession : trois scènes n'ayant rien à voir et montées bout à bout sur moins de deux minutes sans aucun lien apparent. Tout démarre très vite dans Secret Défense, à vitesse grand V, avant d'enchaîner sur un générique graphiquement "technique" et au rythme haché, créant une sorte de malaise devant des images d'actualité très proches de nous, pour laisser place à la première partie du film : le recrutement de viande fraîche. S'articulant autour d'une tentative d'attentat à Paris par une cellule terroriste d'extrémistes islamistes, l'histoire de Secret Défense commence par nous dévoiler comment on devient agent secret ou martyr islamiste. Deux camps radicalement opposés mais aux méthodes très similaires... Se concentrant dans un premier temps sur le cas de Diane (Vahina Giocante), le scénario nous balance littéralement dans un tourbillon où elle se retrouve recrutée par la DGSE (les services secrets français) sans comprendre pourquoi. Un recrutement trop facile de prime abord ? Cette impression voulue n'est due qu'au parti pris de nous faire vivre ces évènements précis de son point de vue à elle, les explications étant prévues pour beaucoup plus tard. De l'autre côté, Pierre (Nicolas Duvauchelle) est une petite frappe paumée, envoyée en prison et repérée illico par un autre détenu, un islamiste extrémiste qui décèle tout de suite en lui le désespoir nécessaire pour rallier un "infidèle" à sa cause. Un embrigadement psychologique implacable dans les deux camps, montré sans aucun parti pris, aussi déroutant qu'accrocheur et convaincant.
C'est peut-être là l'une des grandes forces de Secret Défense : ne pas prendre parti, juste montrer les faits, les lier, les enchaîner à toute vitesse pour mieux nous impliquer jusqu'à l'os et nous laisser seuls juges. Tout va donc très vite dans Secret Défense : Alex (Gérard Lanvin), responsable d'équipe à la DGSE, tisse comme une araignée sa stratégie de prévention contre une attaque terroriste, utilisant et manipulant comme il est lui-même parfaitement conscient d'être utilisé par l'Etat. "L'agent n'est pas un être humain, c'est juste une arme" répétera-t-il plusieurs fois sur un ton quasiment glacial. Une stratégie mise en parallèle avec celle utilisée par le chef terroriste Al Barad (Simon Abkarian) : chaque camp a son plan et en même temps improvise, jouant avec l'existence de l'autre et se méfiant de tout et de tous. Secret Défense dessine un vrai climat de paranoïa, construisant à travers une mise en scène ultra léchée - une bonne nouvelle pour un film français - un climat d'actualité, dévoilant les liens de manipulation entre le pouvoir et le peuple, certes ici dans le cadre des services secrets, mais rappelant par extension que le moindre discours politique cache une stratégie de communication.
Mais à force de documentation, d'exposés méticuleux de milieux bien spécifiques possédant leur propre jargon, le tout sur un rythme acharné, Secret Défense se risquait à perdre complètement le spectateur dans le fil de son intrigue. Un défaut souvent vu dans les films choraux à enjeux politiques comme le "quasiment impossible à suivre" Syriana, qui ne doit ce défaut qu'à sa maladresse scénaristique. Mais là encore, Secret Défense évite ce piège avec une aisance presque indécente ! Philippe Haïm l'avoue lui-même : l'ambiance très réaliste du film ne l'a pas empêché de faire avant tout un divertissement, un vrai, déblayant au maximum à notre insu le jargon trop technique du milieu pour arriver au juste milieu entre une histoire complexe et abordable malgré le nombre d'informations qui défilent par minute. Jamais nous ne serons largués ! Une sorte d'anti-24 Heures Chrono, série TV simpliste dans le fond mais dont l'usage et abus (jusqu'au comique) d'un jargon devenu cliché et de rebondissements "hénoormes", achevait de nous perdre à la moindre panne d'attention. Réalisme ne veut pas dire documentaire prétentieux, bien au contraire et Secret Défense en fait la démonstration implacable en s'imposant en tant que film de suspense, de rebondissements incessants et d'action, le besoin de se changer les idées et de s'évader parfaitement rassasié une fois sortis de la salle, avec en prime l'impression d'être pris pour un spectateur intelligent. Que du bon.
A ce titre, une mise en scène ultra léchée comme celle de Haïm, où le moindre cadre semble calculé au millimètre, aurait également pu constituer un piège fatal : celui de la démonstration. Dans un registre radicalement différent mais ayant en commun la maîtrise et le soin porté au cadre dans le cinéma français (à défaut de parler d'esthétisme, ce qui serait hors sujet), la mise au service de l'image à l'histoire renvoie à celle de 99 Francs, où les deux étaient en symbiose totale. Ici, le réalisateur opte finalement pour une mise en scène assez simple, sans presque aucun effet, n'usant même que d'un seul et unique plan de grue sur tout le film (lequel ? A vous de trouver !). Le son, l'image et le montage ne sont qu'au service d'une mise en scène à la fois "classique" et très moderne dans son soin du détail, un éventuel Blu-Ray avec une piste son DTS HD étant à prévoir comme un joli disque de démonstration (la perche est tendue à UGC Vidéo qui n'a encore jamais édité un seul Blu-Ray !).
1h40 : la durée de Secret Défense peut paraître un peu courte pour autant d'ambitions, mais la richesse du film lui donne la consistance de deux bonnes heures. Encore une fois, l'explication se trouve dans un scénario véritablement bien ficelé, bien équilibré, prouvant une maturité d'écriture incontestable. Une qualité qui va jusque dans les dialogues, simplement parfaits, où même les quelques traits d'humour s'imbriquent naturellement et sans aucun cynisme déplacé. On est à mille lieues des expressions d'un Olivier Marchal dans 36 ou MR-73. Même les punch-lines de la bande-annonce, un peu faciles en apparence ("Il n'y a qu'une bombe dans cet avion poupée : c'est toi !") prennent une toute autre dimension une fois replacées dans le coeur de l'histoire, loin d'une gratuité qui aurait été nuisible à l'ambiance qui s'en dégage.
Mais des dialogues sans des acteurs qui sachent les dire, ça ne sert à rien. Encore une fois, on tombe de haut devant Secret Défense : TOUS les acteurs sont excellents. A commencer par les quatre principaux. Gérard Lanvin le premier, bien loin du triangle des Bermudes qu'est Camping, incarne ici un bloc de glace implacable, au ton faussement monocorde laissant échapper aux bons moments ses failles humaines. C'est dans cette retenue diablement maîtrisée qu'il arrive paradoxalement à exprimer le plus d'émotions, plausibles, naturelles et sans jamais aucune gratuité. Difficile d'imaginer quelqu'un d'autre à sa place, un constat valable pour tous les autres personnages. On continue avec Vahina Giocante, qu'on avait laissé en assistante bimbo dans 99 Francs de Jan Kounen. Son interprétation adéquate dans ce dernier trouve ici une signification supplémentaire : il ne s'agit pas d'une simple fille "qui fait bien devant la caméra" et choisie pour coller à son rôle, mais bien d'une actrice comprenant son personnage et enfilant son costume, ce que certes ses films indépendants mais plus confidentiels avaient déjà confirmé auparavant. Ici, qu'elle soit maquillée, moins maquillée, en tailleur ou en jean importe peu : Diane est une fille simple évoluant sans forcément s'en rendre compte, une évolution que Giocante décline à la fois sur les registres de la prise de confiance et la fragilisation, allant jusqu'à porter le final sur ses épaules aux côtés de Nicolas Duvauchelle.
Duvauchelle justement, lui aussi connu pour sa filmo "indé", incarne Pierre, anti-héros facilement caricatural sur le papier. "La petite frappe grande gueule cherchant ses valeurs" devient cependant ici un véritable personnage de tragédie, s'enfonçant dans une recherche d'épanouissement destructive opérant comme une drogue procurant de faux semblants de bien-être en pleine chute libre. La scène la plus émouvante de Secret Défense lui est d'ailleurs confiée, non sans entraîner quelques secondes plus tard un rebondissement surprenant, sous forme de dégât collatéral. Une interprétation peu évidente pour être crédible et qui pourtant reste l'une des plus marquantes du film. Enfin, last but not least, Simon Abkarian, acteur trop rare sous les feux de la rampe, surtout remarqué aux yeux du grand public dans Casino Royale face à Daniel Craig. Pendant du côté ennemi au personnage de Gérard Lanvin, il incarne un dirigeant terroriste arabe loin de tout manichéisme, sobre et donc dangereux, tissant lui aussi une toile qui nous échappe en partie pour ne nous être dévoilée progressivement que dans la dernière demi-heure. "Un bon film c'est avant tout un bon méchant" disait Hitchcock. Mission remplie haut la main puisque Simon Abkarian bouffe l'écran de son charisme, malgré un temps à l'image plus faible qu'un bad guy hollywoodien, car traité au même niveau que les autres personnages. Un équilibre qui donne et trouve à la fois sa force dans les comédiens, puisque chacun d'entre eux semble habité par le film, ne donnant jamais l'impression de sortir de sa caravane à chaque plan. Un constat également valable pour les très bons seconds rôles, de Rachida Brakni à Nicolas Marié qu'il serait dommage de ne pas évoquer, jusqu'à Uthar qui hérite quant à lui de la scène la plus traumatisante et dérangeante du film (et pour comprendre l'identité de ce mystérieux "Uthar", il faudra patienter jusqu'à la fin du générique). Chacun a sa place, chacun a son importance et chacun pèse son poids sur la balance de Secret Défense, dont l'équilibromètre reste stable de bout en bout.
Des défauts ? Il serait mensonger de les ignorer. Après tant de qualités développées sur toute la longueur du film et sa finesse remarquable à tous les plans, la conclusion de l'histoire, révélant quelques images surprenantes, s'achève dans ses dernières secondes sur une voix-off martelant lourdement une question. Une fin sans finesse qui trouve écho quelques instants plus tôt dans les dernières apparitions de certains personnages. Mais qu'importe, même là il ne s'agit de trois gouttelettes d'huiles dans un océan d'eau, et il faudra être bien difficile pour en tenir rigueur et dévaluer le film.
Fouillé, documenté, immersif, haletant, surprenant, magnifiquement mis en scène et porté par d'excellents acteurs, Secret Défense redonne un coup de boost monumental au film d'espionnage mais aussi aux films français en général. Une avalanche de bonnes nouvelles s'enchaînant pendant 1h40 indispensables, nous permettant de prédire un avenir radieux à Philippe Haïm et ses qualités indiscutables de (co)scénariste et réalisateur.
Retrouvez les 4 premiers teasers du film ci-dessous :