The Dark Knight
Le 12/08/2008 à 00:01Par Elodie Leroy
Christopher Nolan a tiré toutes les leçons qu'il fallait de son Batman Begins et signe avec ce second opus un film novateur, plus puissant et plus radical. Fort d'un scénario béton, The Dark Knight fait une relecture des codes du genre pour prendre la forme d'un thriller politique d'une étonnante noirceur et venir bousculer en chacun de nous les conceptions de justice, de pouvoir et d'héroïsme, en poussant ses personnages flamboyants dans leurs derniers retranchements. Un propos d'une grande intelligence servi par un ensemble de comédiens au sommet, parmi lesquels le regretté Heath Ledger se révèle tout simplement monumental en Joker cruel et torturé. Une ultime prestation fulgurante de nihilisme, en phase de devenir culte.
Christopher Nolan affichait déjà avec Batman Begins une nette volonté d'extirper la franchise Batman des carcans mercantiles dans lesquels elle s'était enfermée. Afin de se réapproprier entièrement l'univers esthétique et narratif du superhéros, il n'hésitait pas à reprendre l'histoire à zéro pour se pencher sur la genèse de la dualité Batman/Bruce Wayne. Ce dernier prenait les traits de l'excellent Christian Bale, déjà passé maître dans l'art d'interpréter les personnages troubles, un atout supplémentaire dans le jeu du cinéaste. A l'arrivée, Batman Begins n'était certes pas exempt de quelques faiblesses mais marquait indéniablement la renaissance au cinéma d'une icône dans laquelle on ne plaçait alors plus grand espoir. Trois ans plus tard, The Dark Knight s'inscrit directement dans la même lignée, ne serait-ce que par son casting et ses partis pris esthétiques, sauf que Christopher Nolan rectifie le tir en radicalisant la saga tout comme l'avait fait il y a seize ans un certain Tim Burton. N'ayons pas peur de le dire : The Dark Knight est à ranger aux côtés de Batman Le Défi parmi les meilleures exploitations du superhéros créé par Bob Kane, mais aussi parmi les blockbusters d'action les plus surprenants de ces dernières années.
Pourtant, proposer une réflexion sur les enjeux idéologiques liés à la criminalité urbaine à travers l'univers fun et visuellement très marqué d'un comic-book n'était pas gagné. Et c'est ce que The Dark Knight fait avec une remarquable pertinence à travers un scénario fouillé digne des plus grands thrillers politiques. On n'en attendait pas moins de l'auteur des brillants Memento et Le Prestige, épaulé une fois encore à l'écriture par son frère Jonathan Nolan. Le tableau de ce Gotham City gangrené par la corruption et menaçant de partir en miettes dévoile très vite l'ampleur de ses ambitions, au point que le métrage fera dans un premier temps l'effet d'une surcharge de par ses dialogues très denses, son abondance de personnages, mais aussi un montage trop rapide, comme si Christopher Nolan avait tellement de choses à dire qu'il était impossible de tout faire tenir en un seul film. Une impression qui n'est que partiellement vraie puisque toutes les pistes amorcées ne sont nullement laissées à l'abandon et fusionnent par la suite pour former une trame commune d'une grande cohérence, prenant subitement son envol suite à une scène d'action pivot très mouvementée. Car si le film s'avère pourvu d'un vrai propos, il ne s'agit pas non plus pour Christopher Nolan de renier les ingrédients qui ont toujours caractérisé la saga Batman. Blockbuster d'action oblige, The Dark Knight se doit de remplir un certain cahier des charges en termes d'action musclée. Dire qu'il s'agit du point fort du film serait mentir et Nolan ne peut pas encore se targuer d'avoir révolutionné la manière de filmer les affrontements physiques. Il leur imprime toutefois un degré de violence assez inédit dans la saga, tandis que les courses-poursuites comportent leurs petits moments d'anthologie, atteignant des sommets de netteté et de beauté visuelle (on appréciera pleinement l'expérience dans les salles IMAX).
Mais la franchise a toujours été avant tout une affaire de méchants exubérants et jouissifs, n'hésitant pas à verser dans le grotesque. Là encore, The Dark Knight ne déroge pas à la règle avec sa galerie très généreuse de personnages hauts en couleurs. Des personnages torturés qui entrent dans des jeux d'opposition assez subtils et viennent titiller chez chacun d'entre nous et sans aucun simplisme des notions fondamentales telles que la justice, le pouvoir et l'héroïsme, quitte à malmener nos convictions. L'élément qui va mettre le feu aux poudres n'est autre que le personnage le plus tordu et le plus fascinant de l'univers Batman, à savoir le Joker. Autant dire les choses clairement : malgré l'immense respect que l'on porte à Jack Nicholson, le show imposant auquel il se livrait dans le Batman de Tim Burton se voit ici définitivement enterré par la prestation bluffante de Heath Ledger. Prenant le contre-pied de son aîné, qui utilisait le Joker pour faire exploser son propre charisme, Ledger l'incarne de manière tellement saisissante que l'on en vient presque à oublier qu'un comédien se cache derrière le visage scarifié de ce psychopathe sorti de nulle part. Compte tenu du contexte entourant la sortie du film, à savoir le récent décès de l'acteur, l'expérience peut s'avérer assez perturbante. D'autant que le portrait de ce clown aussi glaçant qu'insaisissable atteint des sommets de nihilisme, suscitant des sentiments ambigus chez le spectateur qui sera partagé entre l'effroi inspiré par ses agissements et la complicité inspirée par son humour subversif.
L'autre grosse surprise du métrage s'avère être la naissance fort bien amenée de Double Face, auquel l'acteur Aaron Eckhart apporte une rage magnifique qui s'oppose à la pureté presque énervante de Harvey Dent. Si les personnages d'Alfred (Michael Caine) et de Lucius Fox (Morgan Freeman) assurent le minimum syndical, on se réjouit du retour de Gary Oldman, qui apporte une touche d'humanité bienvenue, et surtout du changement de comédienne pour le rôle de Rachel Dawes qui trouve une classe nettement supérieure grâce à Maggie Gyllenhaal.
Au sein de cette riche galerie de personnages, on pouvait craindre que le chevalier noir dont il est question ne parvienne finalement pas à trouver sa place. Mais il n'en est rien, Christian Bale s'avérant même encore plus convaincant que dans Batman Begins. Soulignons le caractère atypique du titre The Dark Knight qui ne fait aucunement mention de Batman, un parti pris annonciateur de l'évolution du sombre superhéros, dont la dualité confine ici à la schizophrénie. Aussi brutal que peu engageant en Batman, au top de son charme et de son arrogance en Bruce Wayne, le justicier se métamorphose sous nos yeux au contact de ses opposants pour devenir un parfait antihéros. D'une certaine manière, la franchise Batman de Christopher Nolan suit une logique semblable à celle de Spider-man de Sam Raimi, à savoir le questionnement de la condition et des méthodes de son icône. Nolan va plus loin en mettant en doute le bien-fondé de l'action de son redresseur de torts qui agissait jusqu'alors en toute légitimité - et impunité. Si l'on voit dans cette vision (post-)apocalyptique de Gotham City une image actuelle des Etats-Unis voire si l'on étend la métaphore à l'échelle géopolitique, l'idée devient alors lourde d'implications. Difficile d'affirmer s'il faut voir de telles intentions dans la tournure prise par ce chevalier, mais une chose est sûre, le noir lui va décidément très bien.
Première publication le 18 juillet 2009 à 0h01