Mother and Child : Interview de Rodrigo Garcia
Le 19/11/2010 à 19:24Par Elodie Leroy
Annette Bening, Naomi Watts et Kerry Washington sont confrontées à d'importants choix de vie dans Mother and Child, un drame émouvant placé sous le signe de la maternité et plus particulièrement des relations mère/fille. Servi par des qualités d'écriture exceptionnelles et par des prestations d'actrice au sommet, Mother and Child dresse les portraits de trois femmes aux prises avec des émotions complexes, parfois cruelles, toujours d'une justesse étonnante grâce à une absence totale de simplisme et de moralisme dans le traitement de son sujet. Présenté au Festival du Cinéma Américain de Deauville 2010, Mother and Child a été récompensé du Grand Prix par le jury présidé par Emmanuelle Béart.
Lors de notre passage à Deauville, nous avons rencontré le réalisateur Rodrigo Garcia qui a eu la gentillesse de répondre à nos questions et de se livrer à un décryptage des thématiques du film.
Qu'est-ce qui vous a poussé à réaliser un film traitant de la maternité ?
Vous savez, je n'ai pas pensé au départ la maternité comme étant le thème principal du film. Ce qui m'attirait, c'était surtout le concept de la séparation, d'une personne vivant avec le sentiment d'une absence dans sa vie. C'est un sentiment que vous pouvez ressentir quand quelqu'un est mort, vous a quitté ou s'est simplement exilé à cause d'un événement comme un divorce ou une adoption. Vous vivez alors en permanence avec ces questions : où sont-ils maintenant ? Pensent-ils à moi ? J'ai commencé par séparer une mère de son bébé parce qu'il s'agit en quelque sorte d'un lien primaire, qui ne nécessite aucune explication. Si je vous dis que cette femme a été obligée d'abandonner son enfant quand elle avait 14 ans et qu'elle ne s'en est jamais remise, vous n'allez jamais me demander pourquoi. Vous pouvez aisément le comprendre. Une fois que je les ai séparées, j'ai su que je voulais commencer l'histoire 35 ans plus tard, pour voir comment cette séparation avait forgé leur caractère. Bien sûr, l'histoire allait forcément traiter par la suite de la maternité et de l'adoption.
Envisager l'histoire d'un point de vue féminin était-il un défi pour vous ?
C'est plutôt le contraire. En général, il est plus difficile pour moi de raconter une histoire du point de vue masculin. Mes personnages masculins sont moins complexes. J'ai toujours l'impression qu'ils sont trop proches de moi, comme s'ils étaient des bonnes versions ou des mauvaises versions de moi. Mes personnages féminins sont souvent plus compliqués, plus différenciés les uns des autres. Donc il est plus facile pour moi d'écrire des personnages de femmes. En vérité, quand j'écris un scénario, il arrive que je bloque et que je change le sexe du personnage. L'homme devient alors une femme, et à ce moment-là, le scénario décolle.
Comment avez-vous imaginé le personnage d'Elisabeth, interprété par Naomi Watts ?
J'ai toujours imaginé qu'elle n'avait jamais accepté d'avoir été abandonnée pour être adoptée. Je ne dis pas qu'il s'agit de la norme, que c'est ce qui se passe systématiquement quand les gens ont été adoptés. Mais je crois qu'il est courant dans ces cas-là de ressentir différents sentiments, à plusieurs niveaux, ou même des émotions passagères, comme un sentiment de rejet ou une envie de savoir ce qui s'est passé. Selon moi, dans le cas d'une adoption ouverte, où la personne adoptée peut rencontrer sa mère biologique, il est plus facile d'avoir une explication, de comprendre le point de vue de la mère. Mais dans une adoption secrète, notre esprit imagine le pire : on pense avoir été rejeté. Je pense que c'est ce qui arrive à Elisabeth. Elle est hypersensible sur le sujet. Elle s'est sentie rejetée, elle n'a jamais accepté d'avoir été adoptée et ce sentiment a fait d'elle une personne qui veut tout contrôler. Elle veut absolument contrôler son environnement. Elle se dit que la décision de son adoption a été prise pour elle, indépendamment de sa volonté. C'est pourquoi elle veut tout décider par elle-même. Elle change son nom, elle choisit sa carrière, elle contrôle ses relations professionnelles, ses relations sexuelles. Il est aussi plus sécurisant pour elle d'entretenir une certaine distance avec tout le monde et de ne pas s'attacher. Mais bien qu'elle ait l'air endurcie, aussi bizarre que cela puisse paraître, son problème est justement qu'elle est trop sensible et qu'elle veut absolument se protéger de tout.
Dans Mother and Child, les mères montrent des failles, voire expriment des sentiments assez durs vis-à-vis de leur enfant. C'est assez rare de voir cela dans un film, sachant que la maternité est tellement sacralisée dans nos sociétés...
C'est culturel. C'est quelque chose que l'on a inventé, ou du moins encouragé, pour dicter aux femmes ce qu'elles doivent devenir. On idéalise la maternité afin que les femmes intègrent que cela fait partie des choses qu'elles doivent faire, et qu'elles doivent faire bien. C'est une manière subtile de dire : "C'est ce que tu dois être ; si tu n'as pas d'enfant ou si tu n'es pas une mère parfaite, complètement dévouée, ce n'est pas bien, il y a quelque chose qui ne va pas chez toi". Bien sûr, c'est un stéréotype. Il y a des femmes qui ne veulent pas d'enfants, il y a des femmes qui ne font pas de bonnes mères, il y a des femmes qui aiment leur mari plus que leurs enfants. C'est comme ça. Être mère est un rôle que l'on impose aux femmes et on leur enseigne qu'être mère revient à ne jamais se plaindre et à se sacrifier continuellement. C'est un archétype, un idéal qui a d'ailleurs été abondamment représenté dans la peinture classique, dès la Renaissance. C'est d'ailleurs pour cela que j'ai appelé le film "Mother and Child". Ce titre fait référence à quelque chose que nous avons tous intégré, cette vision qui mystifie le lien entre la mère et l'enfant. Je voulais ensuite que le film mette à mal cette idée en montrant que les choses sont en réalité infiniment plus compliquées que cela. La mère et ses enfants peuvent être proches ou non, et leur relation est complexe même lorsqu'ils sont proches. Dans le cas de Lucy, vous pouvez avoir envie d'un bébé, mais une fois que vous l'avez, c'est un énorme challenge qui peut engendrer des frustrations.
Annette Bening est impressionnante dans le rôle de Karen. Comment a-t-elle préparé son personnage ?
Oui, elle est impressionnante. Je le savais quand on tournait, mais ce n'est qu'au moment du montage que je me suis rendu compte à quel point elle était formidable. Je ne sais pas exactement comment elle s'est préparée. Nous avons eu des conversations et je lui ai expliqué comment je voyais le film, pour être sûr que nous étions d'accord. Après, je sais aussi qu'elle a apporté un peu de sa propre expérience, que certaines de ses amies de lycée sont tombées enceintes et ont dû faire face à des choix de ce genre. Mais nous n'avons pas fait beaucoup de répétition. D'ailleurs, je préfère presque que les acteurs fassent leur préparation de leur côté, pour recueillir ensuite les fruits de ce travail.
Qu'en est-il de Naomi Watts, savez-vous comment elle a abordé son personnage ?
C'est la même chose. Je pense que nous avons même encore moins parlé ensemble de son personnage. Vous savez, je ne savais même pas vraiment ce qu'elles pensaient de ces femmes, et j'étais curieux de le savoir. En même temps, j'ai toujours pensé que j'allais leur poser la question une fois le film achevé, mais je me suis aperçu par la suite que je n'avais pas envie de savoir. Je préfère garder ce mystère. Je trouve très excitante l'idée que les créations de deux artistes puissent s'imbriquer de cette manière pour donner quelque chose de cohérent, sans que chacun sache forcément comment l'autre est parvenu à ce résultat. D'ailleurs, je ne révèle pas à mes acteurs comment je travaille. Par ailleurs, pour entrer dans des considérations plus pragmatiques, il faut savoir aussi que les plannings sont très serrés sur un film à petit budget et qu'il n'y a pas toujours le temps de faire des répétitions. Il faut juste tourner, tourner, tourner.
Le cinéma offre rarement de vrais rôles aux actrices lorsqu'elles atteignent un certain âge.
Oui, c'est un problème. Dès l'instant où elles vieillissent - et quand je dis "vieillir", je parle simplement d'atteindre la quarantaine -, leurs choix de rôles diminuent. Au cinéma, elles se retrouvent à faire l'amie, l'épouse, la mère, la grand-mère, etc. Si vous regardez bien, les films destinés à dominer le box-office tournent presque exclusivement autour de jeunes hommes. C'est pour cela qu'il y a autant de films d'action, de films de superhéros ou de films de fantômes. Les acteurs ou actrices plus âgés se retrouvent donc à la télévision, où ils trouvent un choix de rôles plus large. A ce titre, quand on parlait dans le passé d'un acteur d'un certain âge, il avait en général la cinquantaine. Maintenant, il faut tenir ce raisonnement dès l'âge de 38 ou 39 ans. Dans un festival comme Deauville, on voit enfin des films offrant aux acteurs des rôles variés. C'est le grand bénéfice des festivals : ils maintiennent en vie un cinéma qui devient de plus en plus difficile à financer, à faire et à distribuer.
Est-il plus difficile aujourd'hui, à Hollywood, de faire un drame plutôt qu'un film de genre ?
Oui parce que les studios préfèrent investir dans des valeurs sûres, à savoir les suites de franchises, les films de superhéros, ou tout ce qui est adapté d'autres media, comme la bande dessinée ou la télévision. Les rares drames que l'on peut voir dans le cinéma mainstream sont adaptés de romans ou font référence à l'actualité. Les studios veulent des idées qui ont déjà fait leur preuve ailleurs et il faut donc absolument, pour qu'ils investissent, que ces idées parlent déjà au public. Comme le Da Vinci Code, qui s'apparente en quelque sorte à une marque.
Hollywood se repose aussi beaucoup sur des remakes de films étrangers.
C'est le même raisonnement. Si vous prenez par exemple le remake de Morse (ndlr, le remake américain est Laisse-moi entrer) : c'est un bon livre, c'est une bonne histoire, mais il s'agit encore de cet instinct de reprendre une idée qui a déjà fait ses preuves ailleurs. Ils ont ainsi l'impression de prendre moins de risque.
Quant à vous, vous préférez faire des films partant d'idées originales ?
Oui, je me sens plus à l'aise. Déjà, je ne veux pas souffrir de la comparaison avec un livre, qui pourrait tourner en ma défaveur. D'autre part, les films que je fais parlent toujours, d'une certaine manière, de moi. Y compris Mother and Child. Au bout du compte, la création artistique est un acte très égocentrique. Il s'agit toujours de vous.
Propos recueillis par Elodie Leroy
Interview réalisée au Festival du Cinéma Américain de Deauville 2010