Far North
Le 29/01/2009 à 10:48Par Elodie Leroy
Avec The Warrior, conte spirituel relatant le parcours d'un guerrier qui renonce à la violence et se voit pris en chasse dans les montagnes de l'Himalaya, Asif Kapadia nous apparaissait déjà dès 2001 comme un talent à suivre, ne serait-ce que pour sa manière unique d'exploiter son décor pour apporter une véritable ampleur à une histoire pourtant dépouillée. Ces impressions se voyaient partiellement confirmées quatre ans plus tard avec son premier essai hollywoodien, The Return, thriller fantastique de commande plus modeste dans son propos mais permettant à Kapadia de démontrer une fois de plus sa capacité à créer des ambiances et à saisir l'unicité de son décor, en l'occurrence les paysages texans. Avec Far North, le cinéaste britannique d'origine indienne retrouve le scénariste Tim Miller, qui comme bon nombre de membres de l'équipe oeuvrait déjà sur The Warrior, et revient ainsi vers ses premières amours : le conte introspectif. Il s'inspire cette fois de la nouvelle True North de Sara Maitland, sujet déjà convoité quelques années auparavant par un certain Stanley Kubrick.
Dès les premières séquences, Far North captive par l'atmosphère pesante qui règne sur l'immensité froide des paysages, étendues de neige à perte de vue, chaînes de glaciers et d'icebergs à n'en plus finir. Au fin fond de ce désert blanc pénétré d'un silence entêtant, conférant immédiatement au film une ambiance fantastique, deux femmes fuient avec résignation tout contact avec la civilisation. A première vue, il s'agit d'une mère et de sa fille. Mais rapidement, l'intimité qu'elles entretiennent éveille des doutes sur la véritable nature de leur relation. Pourtant, la vie de Saiva (Michelle Yeoh) et Anja (Michelle Kruciek) va basculer avec l'arrivée inopinée d'un homme, soldat déserteur au bord du gouffre de la mort qui croise miraculeusement le chemin de Saiva. Si Loki (Sean Bean) s'adapte très vite au quotidien des deux femmes, sa présence brise un équilibre et installe insidieusement une rivalité inédite entre elles.
A partir de ces trois personnages, Asif Kapadia tisse lentement mais sûrement son récit au moyen d'une narration certes dépouillée mais dans laquelle chaque séquence, chaque image trouve sa place et s'avère lourde de sens, cultivant toujours plus les ambiguïtés et les non-dits entre l'homme et les deux femmes. Des tensions psychologiques magnifiquement traduites par un trio d'acteurs fort bien choisi, Far North donnant à ce titre l'occasion à Michelle Yeoh de retrouver enfin un rôle digne de son talent. L'actrice adopte un jeu mutique et intériorisé pour traduire les émotions de Saiva, femme endurcie dont le passé se dévoile peu à peu à travers des flash-back soigneusement choisis, mais aussi femme blessée puisque confrontée à ses frustrations sexuelles et affectives. Dans cet univers jusqu'alors exclusivement féminin, Loki conquiert sans en avoir l'air une position dominante au moyen de gestes d'apparence anodine mais en réalité pleins d'implications (la scène où il répare la barque), en plus de s'imposer comme une tentation évidente pour les deux femmes, l'acteur Sean Bean (Le Seigneur des Anneaux) possédant le pouvoir de séduction et la fougue qui siéent parfaitement au rôle.
Véritable personnage du film à part entière, le vaste décor semble exercer une influence malsaine sur les relations entre les personnages, les confrontant constamment à l'enjeu de la survie (on imagine les conditions rudes de tournage), s'opposant de manière radicale à l'étroitesse de la tente partagée par les personnages. De par le contraste prononcé entre la simplicité apparente du récit et la complexité des relations humaines, Far North prend des allures de conte mythologique, une dimension appuyée par le poids de la malédiction - réelle ou imaginaire - de Saiva, une malédiction synonyme de fatalité. Cet aspect se confirme à travers le nom de l'homme, Loki, qui renvoie directement au Dieu du Mal de la mythologie scandinave, figure synonyme de trouble mais aussi de transgression dans les légendes nordiques. La forme très dépouillée et la rareté des dialogues rappellent aussi certains classiques du cinéma fantastique japonais des années 60. Le rapprochement avec le traumatisant Onibaba de Kaneto Shindo est à ce titre inévitable, pour le triangle amoureux, la tension sexuelle latente mais aussi le dénouement inattendu et particulièrement malsain. Rien que pour cette fin, d'une violence extrême et d'une sensualité dérangeante, Far North mérite largement que l'on prenne le temps de s'immerger dans le grand nord, de se laisser bercer par l'immensité des paysages glaciaires et par la partition envoûtante de Dario Marianelli.