Interview d'Ang Lee
Le 15/01/2008 à 15:00Par Caroline Leroy
De passage à Paris le mois dernier, le réalisateur de Tigre et Dragon et du Secret de Brokeback Mountain nous a accordé un long entretien au sujet de son dernier chef d'oeuvre, Lust, Caution. Un film d'une beauté inouïe, dont le contenu particulièrement sulfureux n'a pas manqué de faire scandale en Asie lors de sa sortie. Avec franchise, simplicité et humour, Ang Lee revient sur la genèse, les thèmes et le destin étonnant de son film, ainsi que sur les prestations de ses extraordinaires interprètes principaux, Tony Leung Chiu-Wai et la nouvelle venue Tang Wei.
Retrouvez l'interview vidéo ci-dessous suivie de sa retranscription à l'écrit :
FilmsActu : Quand avez-vous lu la nouvelle d'Eileen Chang pour la première fois, et qu'avez-vous ressenti à l'époque ?
Ang Lee : Je l'ai lue il y a environ quatre ans, pendant que je préparais Le Secret de Brokeback Mountain. Je me souviens avoir été très surpris car cela ne ressemblait pas à du Eileen Chang. Il faut dire que nous lisions tous ses livres lorsque nous étions jeunes. Ce qui m'a frappé dans celui-ci, c'est la façon dont elle osait opposer la sexualité féminine au patriotisme, qui plus est dans un contexte de guerre contre les Japonais. Non seulement cela m'a semblé inhabituel, mais aussi très étrange. Cette nouvelle n'a cessé de me hanter depuis. Il est très rare d'avoir ce point de vue féminin, et il est plus rare encore d'avoir un point de vue féminin sur la sexualité. J'ai aussi été très séduit par le parcours du personnage principal, qui emprunte une autre identité pour découvrir qui elle est vraiment. En tant que réalisateur, je me suis senti très concerné par cette approche. Je n'arrivais donc pas à me décider. D'un côté, la nouvelle était trop forte pour ne pas y penser, et de l'autre, je me sentais coupable de nourrir une telle obsession. On peut comparer ce sentiment à de l'excitation.
L'histoire du Secret de Brokeback Mountain était ancrée dans un contexte très américain, tandis que Lust, Caution se situe cette fois dans un contexte très chinois. Aimez-vous vous immerger dans des mondes différents, d'un film à l'autre ?
Oui, pour rester frais et énergique. D'ailleurs, je ne pense pas être capable d'enchaîner plusieurs films chinois à la suite. C'est une entreprise trop éprouvante à chaque fois, physiquement comme psychologiquement. Faire des films américains en langue anglaise me permet de récupérer de tout cela. Pour les cinéastes chinois, aller faire des films à Hollywood équivaut à aller jouer au basket en ligue des champions. Le fait de bénéficier d'une telle abondance de moyens à toutes les étapes de la production est inestimable. Tout est mis à notre disposition, il ne nous reste plus qu'à faire des choix, à donner des directives. Certes, comme il ne s'agit pas de ma culture ni de ma langue maternelle, je dois apprendre patiemment et cela demande des efforts. Mais il y a beaucoup de bénéfices à tirer de ces expériences. L'aspect financier mis à part - je ne fais pas des films dans le but de gagner plus d'argent -, je n'ai qu'une envie lorsque je m'habitue à ce confort, c'est d'en faire profiter le cinéma chinois. L'améliorer tout en continuant d'apprécier le pouvoir et la liberté qu'il offre encore actuellement, du fait de l'absence de grande industrie du cinéma. Là-bas, les choses sont plus approximatives. Notre société et notre pouvoir politique sont plus restrictifs mais le langage cinématographique y est beaucoup plus libre. Quand je serai parvenu à mes fins, je tenterai d'apporter en retour ces aspects positifs au cinéma américain. Ce va-et-vient entre l'Asie et l'Amérique me permet de continuer à apprendre perpétuellement. Mon parcours d'apprentissage ressemble en quelque sorte à un zigzag.
En même temps, les thèmes de vos films sont assez similaires et universels, quelque soit l'endroit où ils ont été tournés.
Il s'agit toujours d'histoires humaines. Les éléments dramatiques d'un film servent avant tout à porter un regard sur l'humanité. L'humanité est la même d'un endroit à l'autre, seule la culture est différente. Les différentes cultures procurent une impression de familiarité à ceux qui y sont habitués, et d'exotisme aux autres. On peut les rendre attirantes des deux points de vue, ou si vous préférez, privilégier une vision par rapport à une autre. Mais pour qu'un film fonctionne, il doit avoir un cœur. Et ça, c'est universel.
Vous avez mentionné le fait que l'héroïne de Lust, Caution devait jouer un rôle pour trouver son identité propre. Pensez-vous que c'est notre cas à tous dans la vie ?
En ce qui me concerne, oui ! Ma vie quotidienne est très ennuyeuse, mais lorsque je fais des films, je sens que je suis entièrement moi-même. Je pense que c'est pour cette raison que l'on réalise des films ou que l'on en regarde. C'est ce qui explique que l'on ait tellement envie de voir une histoire racontée sur un écran, reflétée sur notre visage depuis une boîte noire camouflée dans un coin. A mes yeux, la fantaisie recèle davantage de vérité que la vérité elle-même. Beaucoup de réalisateurs approuveraient cela. En somme, la vraie Wong Chia Chi, sans maquillage, est vraiment barbante. (rires)
Le film parle d'occupation japonaise mais l'on ne voit à aucun moment de Japonais. Etait-ce voulu ?
Dans la plupart des films de guerre, on ne voit pas vraiment la guerre elle-même. Ce qui compte dans le film, c'est cette atmosphère oppressante qui déchire les gens. La véritable guerre se déroule entre les Chinois, entre les hommes et les femmes. Elle a lieu au lit et sur la table de mah-jong. Les Japonais eux-mêmes sont en quelque sorte des losers, personne ne remporte de victoire en définitive. L'occupant se retrouve dans la position de l'occupé. En apparence, l'homme occupe la femme, mais au final c'est elle qui fait de lui l'occupé, le loser.
Le personnage de Mr. Yee est montré comme un être humain et non comme un monstre. Comment a-t-il été reçu par le public chinois ?
La plupart des gens sont enthousiastes parce que Tony Leung Chiu-Wai joue le rôle. Et parce que sa mélancolie et sa sensibilité leur donnent envie de le comprendre, même si le personnage est violent et mauvais. Il porte en lui beaucoup d'interrogations : qu'est-ce qui le rend si violent, pourquoi a-t-il si peur, qu'est-ce qui le pousse à vouloir survivre à tout prix et à agir de cette façon envers la jeune femme ? Toutes ces questions finissent par le rendre intrigant, et ce mystère doit énormément à la contribution de Tony Leung. Toutefois, une partie du public chinois n'a pas pu supporter l'idée que l'on cherche à humaniser un traître à la nation. Ils se sont braqués sur ce point et je ne peux rien y faire. Heureusement et de manière encourageante, le public est dans l'ensemble très mature.
Les étudiants semblent au contraire être très purs au début du film, or ils vendent peu à peu leur âme. Le public a-t-il aussi réagi à cela ?
Les spectateurs étaient en larmes! (rires). Nous avons grandi avec ces pièces de théâtre et ces films de propagande. Et nous sommes tous allés par la suite de désillusion en désillusion, que ce soit en Chine, à Hong Kong ou à Taiwan. La déception a été particulièrement grande en Chine et à Taiwan. Le public s'identifie par conséquent au destin de ces étudiants. Lorsqu'ils sont sur scène et jouent leur pièce, beaucoup de spectateurs pleurent, surtout les plus âgés. Je pense que ces scènes auront un impact différent selon le public. Ici en France, les gens risquent de se demander pourquoi il doivent se farcir ces pièces de théâtre et ces parties de mah-jong pendant aussi longtemps... (rires)
La scène de meurtre est très violente et réaliste. Est-ce une manière de montrer que les jeunes gens du film accèdent à l'âge adulte en prenant conscience de la cruauté du monde ?
J'appelle cette scène "the miss passing". Dans ce passage à l'âge adulte, les étudiants perdent leur innocence et, plus ou moins par leur faute, la jeune fille perd sa virginité. En retour, ils doivent donc en quelque sorte perdre la leur. Ils doivent libérer leur virilité, ce qui est assez pénible à regarder. Cette scène scinde le film en deux parties. La première partie montre l'innocence et la passion à Hong Kong, dans un cadre tropical, très coloré, complètement imprégné de cette atmosphère coloniale de la Chine du Sud, tandis que la deuxième partie montre la guerre. Je les ai traitées différemment, et la scène de meurtre est une césure très visible, un point de non retour pour tous les personnages. Même, jusqu'à un certain point, pour Mr. Yee. A Hong Kong, il est encore plein d'idéaux, bien qu'il collabore déjà avec l'ennemi. Il pense encore œuvrer pour la Chine. Mais lorsqu'on le revoit à Shanghai, il n'est plus qu'un fantôme.
A-t-il été difficile de convaincre Tony Leung de jouer ce rôle ?
Non, je n'ai eu qu'à lui montrer la nouvelle. Son seul sujet de préoccupation était qu'il n'avait jamais joué en Mandarin. A cette époque, il ne savait pas encore jusqu'où iraient les scènes de sexe. (rires) Pour tout dire, il était vraiment emballé, il avait très envie de faire le film. Il n'avait jamais joué d'homme entre deux âges, ni de rôle de méchant. Mais tous les grands acteurs aiment les défis, en particulier à ce stade de leur carrière. Tony Leung est si bien établi en tant qu'acteur qu'il lui est difficile de créer encore l'événement. Le film représentait donc une opportunité en or pour lui.
Comment avez-vous découvert Tang Wei ? Elle est exceptionnelle.
Elle est nouvelle dans le métier. Et les nouveaux venus possèdent l'innocence, ils croient en leur projet comme en leur destin ou leur religion, mais vous devez les coacher pour les rendre plus sophistiqués dans leur prestation. Je voulais prendre un risque avec elle parce que j'ai su très vite que personne d'autre, pas même une actrice connue, ne conviendrait mieux qu'elle au rôle. Nous avons auditionné plus de dix mille jeunes comédiennes pour parvenir à la trouver. J'ai eu un feeling dès qu'elle est entrée dans la pièce, le sentiment qu'elle me ressemblait, qu'elle avait la même sensibilité que moi. Puis elle a fait la meilleure lecture, elle rendait bien aux essais coiffure et maquillage, lors des screen tests. Quand on l'habillait avec divers costumes, elle avait l'air d'une personne très différente à chaque fois. Mais elle a dû travailler les attitudes du personnage. Dans la vie, elle porte des jeans et des snickers, alors qu'ici la moitié de son travail consistait à jouer une femme fatale. Et avant d'être fatale, il lui fallait d'abord devenir une femme, une femme d'époque. Elle a dû énormément travailler.
Comment avez-vous dirigé les scènes de sexe, qui ont la particularité d'être très dramatiques ?
Je tenais vraiment à faire des scènes très dramatiques... au lit. (rires) C'est sans doute le lieu le plus privé qui soit, où a lieu l'interaction la plus intime. Or je ne me souviens pas avoir déjà vu une scène de ce type véhiculant de forts éléments dramatiques. On a l'habitude de voir soit du porno, soit des scènes dramatiques, mais rarement un mélange des deux comme dans la vraie vie. C'est un terrain entièrement vierge et pour moi, c'est la performance ultime. D'ailleurs, c'est de cela que parle le film, d'une certaine façon. De l'éveil sexuel qui déclenche cet amour que les deux personnages vont devoir nier, sans pouvoir y échapper. Et c'est sur ce terrain que Mme Mak doit gagner la confiance de son ennemi. C'est une performance très étrange, pour les deux personnages, pour le film, pour notre propre curiosité. Diriger de telles scènes est difficile car tout ce que je verbalise d'un point de vue technique ou dramatique sert à retranscrire quelque chose qui m'est très intime. C'est très inconfortable, en particulier vers la fin où les scènes atteignent un certain degré d'hystérie, où les personnages sont dans la peur, en territoire inconnu. Les comédiens ont vraiment donné tout ce qu'ils avaient. Cela étant, la seule limite que je m'impose est de ne pas leur demander de poignarder quelqu'un pour de vrai devant la caméra !
La musique joue un rôle très important tout au long du film. Elle participe de façon très active à la narration, souvent en décalage avec les images.
Elle aide effectivement à structurer le film. Nous avons travaillé sur cinq thèmes qui sont tous présents dans le film, et que nous avons remodelés en fonction des besoins. Tout a été très planifié sur ce plan. Certains films, comme Tigre et Dragon, utilisent la musique davantage à la manière d'un opéra : le film suit en quelque sorte la musique. Alors que sur Lust, Caution, c'est la musique qui soutient le film, de manière très pensée. Ce résultat est l'œuvre d'Alexandre Desplat, qui a une compréhension très fine du langage cinématographique. Il sait exactement quand faire un mouvement, un rappel...
Concernant la sortie du film un peu partout dans le monde, il semble que celui-ci connaisse un destin assez étrange. D'un côté il y a eu ce problème de censure en Chine, de l'autre une avalanche de récompenses lors de la cérémonie des Golden Horses à Taiwan... Quel est votre sentiment à ce sujet ?
Je fais avec. Je connais mon identité culturelle, qui dépasse ces clivages. Entre Hong Kong, Taiwan et la Chine, nous essayons de collaborer et d'assumer tous ces événements sous ma direction. C'est merveilleux mais je dois m'accommoder des réalités politiques. Toutefois, j'ai été vraiment touché de voir que toute mon angoisse s'avérait payante. Je craignais que les gens n'acceptent pas un thème aussi clairement anti-patriotique, que le fait d'examiner ce moment de notre histoire soit trop douloureux, que certains nient tout en bloc voire se montrent hostiles à l'égard du film. Or la grande majorité du public l'a accueilli à bras ouvert et a vibré avec lui. Il est devenu une sorte de catharsis pour la plupart d'entre nous. Evidemment, à Hong Kong et à Taiwan, les spectateurs ont pu voir la version intégrale, tandis qu'en Chine seule une version écourtée était projetée. (rires) Les deux ont marché. Je crois que la version chinoise est perçue comme plus romantique, car le public n'a pas conscience du côté "sale" de la chose. Elle est moins intense. A Taiwan et Hong Kong, il s'agit donc d'une expérience très différente. Et il y aussi des Chinois qui se rendent à Hong Kong en avion pour voir le film dans sa version d'origine ! C'est le "Lust, Caution Tour". (rires) Ce qui se passe autour de ce film s'apparente à un phénomène culturel, si l'on omet les scores au box-office. Je crois que quelque chose se passe aussi en Corée du Sud, et j'attends de voir comment le public japonais va recevoir le film. C'est un film très asiatique.
En quel sens ?
Dans sa sensibilité. Son côté très réprimé, sa mélancolie. Il faut aimer cette tristesse, et je crois que c'est notre cas ! Notre culture est absurde.
Quel est votre prochain projet ?
Je n'en ai pas. (rires) Je suis seulement en train de me remettre de celui-ci.
Propos recueillis par Caroline et Elodie Leroy
Remerciements à Isabelle Duvoisin