Tabou(s) : Interview d'Alan Ball
Le 02/12/2010 à 18:32Par Elodie Leroy
Connu à la télévision pour être le créateur des séries Six Pieds Sous Terre et True Blood, et au cinéma pour être le scénariste d'American Beauty, Alan Ball réalisait en 2007 son premier long métrage avec Nothing is Private, présenté à Deauville en 2008 sous le titre Towelhead - titre du roman d'Alicia Erian dont il s'inspire - et qui arrive à présent dans les bacs français depuis le 17 novembre sous le titre Tabou(s). Un film dans lequel nous retrouvons Peter McDissi (Six Pieds Sous Terre) et Aaron Eckhart (The Dark Knight).
Ouf ! Après deux ans d'attente et d'incompréhension (en ce qui nous concerne), nous avons enfin l'opportunité de revoir ce film incompris par certains (surtout aux Etats-Unis, où il a fait polémique) mais qui nous avait bien plu lors de sa projection à Deauville (voir la critique). L'histoire parle d'abus sexuel sur une adolescente de treize sur fond d'émancipation sexuelle. Oui, car Tabou(s) a l'audace de dépeindre un personnage d'adolescente victime d'un traumatisme mais qui ne sombre pas pour autant dans les limbes de la dépression. Alan Ball, qui n'a pas la langue dans sa poche et n'hésite pas à tenir des propos engagés, nous apporte un éclairage sur le propos de l'histoire. Une interview réalisée en 2008 au Festival du Cinéma Américain de Deauville 2008, et que nous avions gardée sous le coude en attendant la sortie du film.
Filmsactu.com : Pourquoi avez-vous choisi d'adapter ce roman ?
Alan Ball : Je suis tout simplement tombé amoureux du roman. J'ai adoré l'histoire, les personnages, l'univers qu'Alicia a créé (Alicia Erian, auteure du livre, ndlr). J'ai adoré l'aspect multiculturel et le caractère politique du roman. J'ai aimé le fait que l'histoire soit à la fois touchante et hilarante. D'autre part, en tant que personne élevée à la pop culture américaine, j'étais en quelque sorte conditionné à m'attendre à une histoire misérabiliste, alors qu'il s'agit finalement de l'émancipation d'une jeune fille autorisée à être sexualisée, à surmonter un traumatisme au lieu de se laisser détruite. Elle gagne en profondeur tout gardant une certaine compassion envers ceux qui la maltraitent. Malgré tout ce qui lui arrive, elle clame qu'elle ne veut pas arrêter le sexe. Je trouvais cela révolutionnaire et profondément émouvant. Je savais aussi que ces personnages donneraient aux acteurs la chance d'interpréter des rôles de valeur. Au moment où j'ai lu le roman, j'avais un autre scénario en cours et j'ai contacté mon agent pour lui dire que je voulais d'abord me lancer dans ce projet.
Avez-vous rencontré l'auteure ?
Oui. Je l'ai contactée pour lui dire que je voulais adapter son roman. Je lui ai promis d'en conserver l'humour. Elle m'a donné sa permission de transformer son histoire en scénario pour le cinéma et m'a fourni quelques notes, que j'ai volontiers acceptées. Elle est venue sur le tournage et a été terrifiée par Peter McDissi parce qu'il lui rappelait énormément son père. Elle nous a même accompagnés lors de la promotion en festival, notamment à Sundance, à Boston et New York. J'ai beaucoup sympathisé avec elle pendant toute cette période et apparemment, elle est très contente du film.
L'histoire est-elle autobiographique pour elle ?
Tout à fait. Quand elle avait 11 ans, elle et son frère ont été envoyés à Houston vivre avec leur père qui est égyptien. Cela ne s'est pas très bien passé. Leur mère est venue les rechercher à Noël. Après avoir écrit plusieurs nouvelles, Alicia voulait passer à l'écriture d'un roman et elle s'est alors demandé quel sujet elle pourrait bien traiter. Et elle a pensé : qu'est-ce qui se serait produit si j'étais restée ? Donc l'histoire est par beaucoup de côtés autobiographique.
Le ton du film est très drôle alors que l'histoire comporte beaucoup d'éléments très durs. Ce mélange était-il présent dans le roman ?
Absolument. Le livre est très drôle, même si l'humour n'agit jamais aux dépens de ce qui arrive aux personnages. Mais entre le choc culturel qui s'opère, la situation absurde dans laquelle cette jeune fille se retrouve, le fait que son père puisse dire deux choses qui s'opposent diamétralement dans la foulée sans voir ce qui cloche, il y a matière à rire. Tout est dans le livre. J'ai parfois accentué certains aspects ou ajouté quelques répliques, mais dans l'ensemble, je suis resté très fidèle au roman.
De nos jours, est-il plus facile qu'auparavant de parler d'abus sexuel dans un film américain ?
Je ne sais pas si c'est vraiment plus facile. Ce film a déclenché beaucoup de polémiques parce que certains y ont vu de la pornographie, voire de la pédophilie. J'en ai été profondément offensé parce que j'ai moi-même été victime de pédophilie quand j'étais enfant. Je sais ce qu'est la pédophilie et ce film n'en fait en aucun cas l'apologie. Le film est absolument clair sur le sujet : ce que fait M. Vuoso est mal. Donc je ne sais pas si c'est plus facile parce que, de manière évidente, l'Amérique a fait un pas en arrière sur le sujet avec l'administration Bush. Beaucoup de bas en arrière, en fait, en termes d'éducation sexuelle et de responsabilité envers les besoins de la jeunesse, en termes de compréhension du fait incroyable que les adolescents puissent découvrir le sexe. Je pense à la vague culturelle consistant à glorifier l'abstinence et la réhabilitation des "promise rings", ce genre de choses. C'est à côté de la plaque. Il suffit de voir ce qui est arrivé à la fille de Sarah Palin : elle est tombée enceinte. Voilà une femme politique qui prône l'abstinence et sa fille de 17 ans se retrouve enceinte... Que faut-il de plus comme illustration ? Tout cela pour dire qu'il n'est pas plus facile qu'avant de parler du sexe et que c'est honteux. C'est notamment honteux vis-à-vis des enfants victimes d'abus sexuels, et c'est une réalité très répandue. L'une des raisons pour lesquelles c'est toujours aussi répandu est justement que les gens refusent de regarder les choses en face.
Le portrait que vous dressez de M. Vuoso est aussi très humain.
Oui, parce que dans la réalité, la personne qui abuse un enfant est quelqu'un que la victime connaît et en qui elle a confiance, voire quelqu'un qu'elle aime bien. D'autre part, je n'imagine pas un seul instant quelqu'un décidant sciemment qu'il va devenir pédophile, qu'il a envie de bousiller la vie de quelqu'un. Cela vient toujours d'une sorte de pathologie comme la souffrance, le désespoir et le déni. D'ailleurs, souvent, ceux qui abusent les enfants ont eux-mêmes été abusés quand ils étaient petits. Je pense qu'il est une erreur de diaboliser d'emblée ce genre de personnes. C'est un exemple du simplisme avec lequel beaucoup de gens envisagent le sujet. Montrer un personnage comme M. Vuoso et tenter d'expliquer son comportement ne peut qu'aider à comprendre pourquoi ce genre de drames peut se produire. Je sais que la manière dont l'histoire est racontée n'entre pas dans la norme, mais je la crois plus proche de la réalité.
Comment Aaron Eckhart a-t-il réagi en lisant le scénario ?
Il m'a dit : "J'adore l'histoire, elle est très bien écrite, mais je ne veux pas jouer un pédophile". J'ai eu une longue conversation avec lui pour défendre l'idée que ce personnage n'était pas un pédophile. Au début du film, du moins, il ne l'est pas. A la fin du film, techniquement, il l'est puisqu'il a abusé un enfant. Mais il ne s'agit pas de quelqu'un qui fétichise les enfants sur le plan sexuel. Au départ, c'est un type bien. Dans le passé, il a fait ce qu'il fallait faire en épousant la fille qu'il avait mise enceinte. Il reste enfermé dans ce mariage sans vie parce qu'il ne veut pas abandonner sa femme et son fils. Il s'engage dans l'armée parce qu'il veut servir son pays. Sur beaucoup d'aspects, c'est un homme bien qui a des valeurs. Ce qui lui arrive est tragique. Parce qu'il est incapable de se contrôler, il perd tout ce qu'il a, y compris lui-même. Je n'étais pas intéressé de faire un film sur un pédophile déclaré. Une fois que nous avons parlé de tout cela avec Aaron, une fois qu'il a compris l'approche que j'avais du personnage, il a signé. C'est formidable parce qu'Aaron est un vrai comédien. Quand il fait un choix de carrière, il ne s'envisage jamais comme un produit mais agit comme un artiste. Pour un type de son niveau, c'est rare.
Summer Bishil est très authentique dans le rôle de Jasira. Comment avez-vous travaillé avec elle ?
En fait, elle avait dix-huit ans au moment du tournage. Elle était suffisamment proche de ses treize ans pour se rappeler comment c'était. Elle a beaucoup travaillé de son côté. Elle savait que c'était un rôle qui n'arrive qu'une fois dans la vie. Elle n'avait peur de rien. C'est une jeune femme très indépendante, très intelligente et très mature pour son âge. Sa mère était présente tous les jours sur le tournage, et quand nous faisions une scène à caractère intime, elle évacuait toute personne superflue sur le plateau. Parfois, nous avons eu recours à des doublures. A part cela, j'ai travaillé avec elle de la même manière qu'avec n'importe quel acteur. J'avais déjà tourné des scènes avec des actrices dans la vingtaine, et elles fondaient en larmes quand elles devaient embrasser un garçon. Summer n'était pas du tout comme ça. En fait, pour beaucoup de raisons, les scènes qu'elle avait avec Aaron étaient beaucoup plus difficiles pour lui que pour elle.
Sur quoi travaillez-vous en ce moment ?
Je prépare une nouvelle série télévisée pour HBO qui s'appelle True Blood. La Première a eu lieu aux Etats-Unis la semaine dernière, et je m'apprête à travailler sur la deuxième saison. Ça parle de vampires qui luttent pour l'égalité des droits ! (rires). Je m'amuse beaucoup !
Propos recueillis par Elodie Leroy
Interview réalisée au Festival du Cinéma Américain de Deauville en 2008