La Femme Scorpion - L'intégrale
Le 09/11/2007 à 11:20Par Yann Rutledge
Au sein même d'une production ultra-codifiée, industrielle et populaire, il arrive parfois qu'un accident se produise, et qu'une oeuvre singulière voit le jour.
Début des années 70, le cinéma japonais traverse une profonde crise due à la concurrence de la télévision. Chaque studio tente à sa façon de ramener les spectateurs dans les salles obscures. La Nikkatsu, l'un des plus vieux studios nippons, se lance dans le roman-porno, des films dépravés à forte teneur sexuelle. Une partie des actrices salariées quitte le studio ne voulant pas se compromettre dans des productions qui leur semblaient avilissantes. En tête d'affiche sur plusieurs productions issus de la Nikkatsu tels que la série des Stray Cat Rock ou The Blind Woman's Curse de Teruo Ishii, Meiko Kaji part donc rejoindre le studio concurrent, la Toei. Le studio, ayant saisi la popularité de l'actrice, lui propose l'adaptation d'un manga pour adultes à succès de Tooru Shinohara, dont le studio détenait les droits. La mise en scène du film est proposé à Shunya Ito, dont c'est le premier film, après avoir été assistant réalisateur sur quelques productions Toei, entre autres Zoku otoshimae (1968) de Teruo Ishii. Le studio pensait avoir trouvé en Ito le technicien docile parfait, en Kaji une simple actrice sexy, et s'attendait légitimement à un film violent, décomplexé et sexy à la fois. C'est un tout autre film que leur propose le tandem Ito/Kaji.
Prenant racine dans un sous-genre du cinéma d'exploitation, le WIP, un genre tout ce qu'il y a de plus misogyne, avec ses femmes prisonnières, battues et humiliées par des hommes sadiques, avec ses scènes de douches grivoises et voyeuristes, la série des Sasori-La Femme Scorpion se présente pourtant comme l'une des oeuvres les plus féministes et des plus révolutionnaires qu'il était donné d'être produite au sein même d'un studio. Cependant, il faut bien distinguer les trois premiers épisodes réalisé par Shunya Ito, des trois autres qui sont plus l'oeuvre d'un studio que de véritables metteurs en scène.
1- LA FEMME SCORPION
Matsu (Meiko Kaiji) est envoyée en prison après avoir été trahie par l'homme qu'elle aimait. Surnommée Sasori derrière les barreaux, elle va tout faire pour s'évader de prison et assouvir sa vengeance...
Sous couvert d'offrir aux spectateurs un pur film de genre, où les femmes sont légèrement vêtues et le sang coule à flot, Shunya Ito dénonce à travers La femme Scorpion certaines formes de répression masculine acceptées par la société, et encore plus insidieusement met en scène une lutte des classes. Dès l'ouverture du film, le ton est donné. Premier plan: le drapeau japonais flotte fièrement dans le vent. Le chef d'une prison reçoit les félicitations et remerciements du gouvernement pour avoir dirigé la prison avec une main de maître, ce depuis la défaite du Japon en 1945. L'alarme retentit: Sasori tente de s'échapper ! Shunya Ito propose dès les premières images un parallèle entre la prison, les prisonnière et les matons d'un côté, et la société japonaise de l'autre, constituée de femmes soumises et d'hommes manipulateurs qui ne cherchent qu'à rabaisser le sexe faible. Les matons imposent leurs lois aux prisonnières à coups de matraques phalliques, tout comme dans la société japonaise d'alors, les femmes n'étaient que des objets manipulables à l'envie, qui devaient s'effacer face à l'homme, son travail, ses désirs. C'est ainsi que Sasori s'est faite tromper, l'homme qu'elle aimait l'ayant utilisée pour pouvoir gagner illégalement de l'argent sur son dos. La célébration au début du film est donc celle d'une société japonaise de l'après-guerre, une société machiste et sans scrupules, prête à tout pour gagner et garder le pouvoir. Et Sasori représente le refus cette autorité corrompue. La mise en scène de Shunya Ito accentue cette idée de jeu de pouvoir à l'aide d'angles obliques et de contre-plongées où l'homme sera toujours picturalement en position de force sur la femme. Ce sera d'ailleurs à l'aide d'un couteau, autre symbole phallique (qu'on le retrouve aussi dans cet autre genre dérangé qu'est le giallo) que Sasori se vengera.
De même, Ito réussit là où beaucoup de cinéastes ont échoué: faire cohabiter en une oeuvre la hargne et l'urgence de Kinji Fukasaku, à une mise en scène théâtrale, irréaliste et arty de Seijun Suzuki. Il ne faudrait donc pas réduire le film à une oeuvre révolutionnaire, l'intérêt d'Ito étant de tout même de délivrer, avec brio, un spectacle entier, populaire et intelligent.
Les fondations thématiques et esthétiques de la série étant posées dès le début, Shunya Ito s'est donc empressé de les radicaliser sur le second épisode, Elle s'appelait Scorpion.
2- ELLE S'APPELAIT SCORPION
Sasori réussit à s'échapper en compagnie de quelques autres prisonnières de la prison dans laquelle elle était détenue. Le directeur de la prison, brute sadique et violente, fera tout pour les retrouver, mortes ou vives...
Episode le plus populaire de la série, Elle s'appelait Scorpion se pose comme un trip hallucinatoire, où Shunya Ito s'acharne tout le long du film à expérimenter différents modes de narration et de picturalisation. Là où dans le premier épisode Sasori n'était qu'une "simple femme" qui refusait d'accepter cette oppression sociale dont les femmes sont victimes, Shunya Ito use carrément de l'iconographie christique pour la mettre en scène. Tout comme Jésus l'avait été avant elle, Sasori est battue pour le bien, non des Hommes, mais de la femme. Formellement plus extrême que le premier épisode, Ito explose les codes narratifs, et tente de s'approcher au plus près du travail esthétique de Suzuki. Irruption du kabuki pour expliquer comment les prisonnières ont été jetées en prison, ou pour mettre en scène ces mêmes femmes se faisant seppuku sous la pression sociale dont elles sont victimes, la Nature qui s'adapte aux évènements vécus par les femmes (pluie de sang, feuilles faisant disparaître un cadavre sur un coup de vent...), coordination du mouvement de la caméra avec ceux des personnages, etc...
Ito met certes quelque peu de côté son pamphlet social pour mieux se concentrer sur sa mise en scène, mais il ne peut s'empêcher de lancer parfois quelque petits pics : un gardien émasculé, ou plus politique, une ligne de dialogue profondément critique envers les exactions du Japon pendant le Seconde Guerre Mondiale et l'occupation de la Chine par les troupes nippones. Un touriste qui sera amené à croiser la route de Sasori, avouera à ses compagnons que "c'était mieux avant", qu'il regrette le bon vieux temps où il pouvait enlever une jeune chinoise pour assouvir une simple envie... Ce qu'il ne tardera pas à faire quelques minutes plus tard avec l'une des prisonnières du groupe de Sasori.
On ne peut pas non plus passer sous silence la prestation de Meiko Kaji qui ne doit dire dans le film que 3 mots en tout et pour tout, ne communicant ses émotions qu'à l'aide de son regard, là où son personnage dans le manga original n'était pas avare en insultes en tout genre. Kaiji imposa cela à la Toei, pensant avec raison que son personnage sera beaucoup plus effrayant.
Sorti 6 mois à peine après le premier épisode, le film est une nouvelle fois un succès public retentissant. La Toei propose donc au tandem Ito/Kaji un troisième épisode. Ils acceptent, mais Kaiji s'autorise une petite escapade chez Fukasaku dans la série Combats sans Code d'Honneur et tourne pour la Toho le mythique premier volet de Lady Snowblood. Sort en juillet 73, La Femme Scorpion: La Tanière de la Bête épisode le plus radical, un véritable pamphlet pour la lutte des classes.
3- LA FEMME SCORPION: LA TANIERE DE LA BÊTE
Sasori enfin hors des murs de la prison, mais poursuivie par les forces de l'ordre. Elle trouvera refuge dans les bas-fonds de la société, chez une prostituée...
Sasori hors des barreaux de la prison, on pourrait la croire libre. Cependant, Shunya Ito la fait plonger dans les bas fonds de la société au milieu des prostituées et maquereaux en tout genre. Une autre prison donc, sociale cette fois-ci, moins scandaleux, les victimes ayant malgré tout l'impression d'être libres de leurs faits et gestes. Faux répond Ito ! Là encore, les femmes, soumises à la prostitution, ne sont que des objets, de la marchandise à la merci des hommes. La jeune prostituée qui recueille Sasori partage son lit avec son frère devenu fou après un accident, et qui profite d'elle quand l'envie lui prend. Habituée, celle-ci ne refuse pas ce que son frère lui fait subir... Elle n'est ainsi mue d'aucune volonté de révolte, cet état de fait lui ayant été imposé depuis longtemps. Aux yeux de Sasori, le but dans cet épisode n'est donc plus de simplement s'échapper d'une prison, mais bien d'échapper à cette société, ce pays pourri de l'intérieur. Voilà, la terrible constat que fait le cinéaste.
Car La Tanière de la Bête est l'épisode le moins jouissif du point de vue spectatoriel des trois. Ayant eu carte blanche sur cet épisode, Ito s'est éloigné des origines du WIP, le film se déroulant quasi intégralement dans un milieu urbain. Les femmes sont toujours exploitées, violées, et battues, mais moins physiquement que psychologiquement. Définitivement plus sombre, plus pessimiste que précédemment, Ito a donc évolué vers une mise en scène moins théâtrale, plus en retenue, d'une surprenante sobriété. Prendre une nouvelle fois le contre-pied de ce qui était attendu par le studio et les spectateurs.
La Toei étant très mécontente du résultat, renvoya Ito pour le remplacer par Yasuharu Hasebe, artisan plus docile, qui a quand même le mérite d'avoir réalisé Black Tight Killers (Ore ni sawaru to abunaize, 1966), et d'avoir réalisé en 1970 trois épisodes de la série Stray Cat Rock starring Meiko Kaji. Sort en décembre de la même année, La Femme Scorpion: La Mélodie de la Rancune.
4- LA FEMME SCORPION: LA MELODIE DE LA RANCUNE
Toujours recherchée par la police, Sasori se lie avec un ancien activiste de gauche, traumatisé d'avoir été torturé dans sa jeunesse.
Alors que la première partie semble réellement prometteuse, Hasebe faisant le portrait d'un ancien gauchiste qui a vu ses rêves s'envoler après s'être fait tabasser et torturer dans sa jeunesse par la police, et qui est incapable d'avoir une érection (cet handicap étant étroitement lié à ses désillusions). Le cinéastes aime filmer la relation qu'entretiennent les deux personnages, cette fascination qui lie. Jusqu'à un certain point, le spectateur a l'impression que l'héritage de Shynua Ito est toujours présent, que malgré son manque flagrant de rythme et de hargne, Hasebe continue le mythe là où Ito l'avait laissé. Malheureusement, le film plonge dans la seconde partie, après la trahison du gauchiste, dans un simple WIP sans âme, où le cahier des charges est strictement suivi sans emphase.
Les matons sont remplacés par des gardiennes de prison (on vous rassure, elles n'en sont pas moins sadiques), les forces de l'ordre, de par leur accoutrement, semblent tout droit sorti d'un épisode de James Bond... De même, on sent que Meiko Kaji n'y croit plus trop non plus, son charisme irradiant beaucoup l'écran. Une belle déception, et c'est devant cet épisode que l'on saisi à quel point le rôle que jouait Shunya Ito était important.
Ne désirant plus participer à une franchise où le budget de chaque épisode est plus mince que le précédent, Meiko Kaji préfère quitter le navire pour la Toho et la série Lady Snowblood. La Toei n'abdiquera pas, proposant en novembre 1976, un nouvel épisode, ou plus exactement, ce qu'ils leurs semblent être un retour aux sources...
5- LA NOUVELLE FEMME SCORPION : PRISONNIERE N°701
Voulant venir en aide à sa soeur, Nami (Yumi Takigawa) se retrouve elle-même prise au piège par un politicien ambitieux et sans scrupules. Après l'avoir violée, il s'arrange pour l'accuser du meurtre de sa sœur. En prison, il charge des détenues de la tuer...
Véritable douche froide, La Nouvelle Femme Scorpion: Prisonnière n° 701 ne tient aucunement compte de tout ce qui s'est déroulé dans les épisodes précédents. Yutaka Kohira, réalisateur de la chose, préfère raconter le parcours de Nami en Sasori. Le souci, c'est que l'interprète de Sasori, Yumi Takigawa n'a aucunement le charisme de Meiko Kaji, son visage étant trop doux. Dans tous les cas, l'histoire étant cousue de fil blanc, il aurait été impossible à l'actrice du Couvent de la Bête Sacrée (Seijû gakuen - Norifumi Suzuki, 1974) d'insuffler à son personnage un semblant de profondeur. Yutaka Kohira prend une éternité à présenter ses personnages et dans le contexte qui a fait que Nami s'est retrouvée en prison. Ce n'est qu'à la moitié du métrage, que l'on entre enfin dans la prison...
On ne peut par contre par reprocher à Yutaka Kohira de ne pas y mettre du sien. Il tente par tous les moyens avec le matériaux qu'on lui a donné d'insérer cet épisode dans la logique de la série. Nombreuses sont les marques de fabrique de la série qu'il réutilise, tels les flash-backs théâtralisés, mais le pauvre n'a pas compris pourquoi Ito y avait eu recours, et de ce fait il n'en garde que la forme en en expurgeant le fond.
En fin de compte Sasori réussira à s'échapper de prison non sans avoir réussi à tuer ses tortionnaires, et son amant qui l'a trahi. Il est intéressant de noter qu'à partir du quatrième épisode, le personnage se transforme petit-à-petit en un être doué d'un sentiment de compassion. Alors que chez Shunya Ito, elle haïssait les hommes pour ce qu'il lui ont fait à elle, mais aussi à toutes les femmes, Sasori semble être triste de devoir tuer l'homme qui l'a trahi. Dans cet épisode aussi, c'est dans les bras dans son ancien amant qu'elle lui tue plante un couteau dans le ventre, alors qu'ils étaient sur le point de s'embrasser, tout comme elle l'a fit dans le film réalisé par Yasuharu Hasebe.
Un épisode embarrassant donc, qui semble retourner aux sources du personnage, mais qui s'en éloigne profondément, transformant Sasori en simple femme déçue des hommes. Heureusement, le sixième et dernier épisode se montre bien plus convaincant.
6- LA NOUVELLE FEMME SCORPION : CACHOT X
Sasori (Takeo Chii) est de retour en prison, et doit faire face à un nouveau maton sadique. Elle se liera d'amiété avec un autre gardien qui désaprouvre les méthodes de son collègue. Ensemble, ils s'échapperont...
Yutaka Kohira toujours à la barre, avouons qu'avec La Nouvelle Femme Scorpion: Cachot X, le réalisateur nous a offert un épisode à défaut d'être surprenant, plutôt sympathique. Certainement plus confiant qu'il ne l'était sur le précédent épisode, Yutaka Kohira livre un film fidèle au genre auquel il appartient, le WIP pour ceux qui ne suivraient plus, sans grande fulgurance certes, mais humble et enthousiaste. L'histoire n'y est sans doute pas pour, le niaiserie présente dans Prisonnière n° 701 étant absent de cet épisode.
Une nouvelle fois, cet épisode fait table rase de tout ce qui nous a été conté dans l'épisode précédent, Sasori n'étant plus accusé à tord par un politicien véreux mais, tenez-vous bien, une ancienne infirmière ! Cette dernière avait découvert avec son amant médecin que le directeur de l'hôpital avait recours à des pratiques pas très catholiques pour tuer l'homme qui menait un enquête sur lui. Le directeur réussit à interner l'amant de Nami en psychiatrie pour qu'il y reçoive en traitement de choc. Devenu en légume, il ne peut plus bouger d'un cheveux quand Nami se fait violer par un groupe de médecins (comme on dit: le ridicule ne tue pas...). Cela semble stupide à première vue, et pourtant Yutaka Kohira réussit sans trop de problème à nous faire avaler la chose. Ainsi les flash-backs théâtralisés font preuve ici d'une grande ingéniosité absente des deux précédents opus, et l'actrice reprenant le rôle de Sasori (Takeo Chii) est de loin beaucoup plus convaincante que la douce Takigawa...
Kohira continue à faire évoluer le personnage de Sasori, celle-ci se liant avec un maton rebelle. Ils finiront par s'enfuir menottés l'un à l'autre, et devront apprendre à vivre ensemble: l'homme à contrôler ses pulsions testostéronnales, et Sasori a calmer ses désirs de vengeance sur tous les hommes. Même si au final, Sasori finira une nouvelle fois seule, il est certain que la femme a évolué. Alors est-ce que le personnage est fidèle à celui modelé par Ito et Kaiji, peut-être pas, mais cette évolution augurait de bonnes choses pour la suite. Malheureusement cet épisode sera le dernier de la décennie. Ce ne sera que vingt ans plus tard, dans les années 90, que la Femme Scorpion sera réanimée, pour la marché de la vidéo cette fois-ci...
Par Yann Rutledge le 12/10/2007
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